Dans la ville d’Enugu au sud-est du Nigeria, Polo – le centre commercial tentaculaire et ses boutiques de marques internationales – attire des milliers de clients le week-end. Il illustre un secteur en pleine croissance qui a permis au Nigeria de franchir une étape majeure en avril : avec un produit intérieur brut (PIB) annuel révisé estimé à US$503 milliards, il devient la plus grande économie d’Afrique et devance l’Argentine, l’Autriche ou l’Iran.
Grâce à la croissance des services (des télécommunications aux productions cinématographiques « Nollywood »), le Nigeria a créé 1,1 million d’emplois l’an dernier, selon le Bureau national des statistiques. Yemi Kale, directeur du bureau, a expliqué lors d’une conférence de presse que la croissance de l’emploi reflétait le contexte commercial prospère du pays, même si malgré ces récentes avancées, « le chômage et le sous-emploi demeurent relativement élevés ».
C’est le paradoxe de l’Afrique moderne : si la croissance économique du continent s’est envolée ces dernières années, atteignant une moyenne de 4% en 2013, jusqu’à présent cet essor n’a pas réussi à créer assez d’emplois pour sortir la majorité des Africains de la pauvreté. Le PIB du Nigeria par habitant, par exemple, ne dépasse pas US$2 700, soit moins de la moitié de celui de l’Afrique du Sud, et de nombreux Nigérians vivent encore avec moins de US$1,5 par jour.
« Malgré une croissance impressionnante, la structure de la plupart des économies subsahariennes n’a presque pas évolué au cours des 40 dernières années, avec une base d’exportation peu diversifiée, une industrialisation et des progrès technologiques limités, et une vaste économie informelle dont le potentiel économique est souvent négligé », lit-on dans une récente étude de la Banque mondiale. « Dans de nombreuses économies africaines, la part de la production manufacturière – secteur qui a permis un développement rapide de l’Asie de l’Est – diminue en terme de PIB. »
UNE CROISSANCE SANS EMPLOIS
Amadou Sy, économiste sénégalais à la Brookings Institution à Washington, USA, explique que la croissance africaine a principalement été alimentée par l’exportation de matières premières comme le pétrole, le minerai de fer et l’or. « La croissance n’a pas créé d’emplois », affirme-t-il. « En dépit du développement économique, le taux de chômage reste très élevé. »
Selon Amadou Sy, l’industrie manufacturière en Afrique est moins importante aujourd’hui qu’à la fin du colonialisme dans les années 60, principalement parce que les entreprises publiques ont fermé leurs portes. L’absence de développement des infrastructures est un autre enjeu de taille. À titre d’exemple, dans certains pays, pas moins de la moitié de la production agricole est perdue en raison du manque de routes, de voies ferrées et de transports réfrigérés pour accéder aux marchés.
Mthuli Ncube, économiste en chef de la Banque africaine de développement (BAD) installé à Tunis, déclare que le sous-développement du secteur manufacturier est principalement dû à la faible capacité de production d’électricité. « Nos recherches montrent que dans certains pays, les coupures de courant entraînent une perte de productivité de 30% », déclare-t-il.
Ce manque de capacité a incité le PDG de General Electric (GE), Jeffrey Immelt, à annoncer que la société, l’un des premiers producteurs d’équipements destinés à la production d’énergie, comptait doubler ses ventes annuelles de US$3 milliards en Afrique subsaharienne. Le continent « est désormais capital pour l’avenir de GE », explique-t-il. D’autre part, le président américain Barack Obama a annoncé en juin 2014 des garanties d’investissement et des subventions à six pays africains visant à fournir 10 000 mégawatts de nouvelles capacités de production.
Mthuli Ncube mentionne une autre difficulté qui menace un secteur manufacturier déjà consternant : la faible productivité. Si de nombreux Africains survivent avec US$1 par jour, les salaires dans de nombreux pays sont trop élevés en termes de rendement des ouvriers. Ainsi, les ouvriers africains gagnent plus que leurs homologues au Vietnam ou au Bangladesh. « Par conséquent, entreprendre coûte plus cher et l’Afrique est un marché peu viable pour les investisseurs qui souhaiteraient y implanter leurs usines », déclare Mthuli Ncube.
DES REVENUS INÉGAUX
Si les investissements étrangers atteindront US$84,3 milliards en 2014, selon les prévisions de la BAD, la plupart concerneront l’industrie extractive, un secteur à faible taux d’emploi.
« La croissance n’a pas créé d’emplois. »
Amadou Sy
Économiste, Brookings Institution
Ce paradoxe a contribué à l’inégalité croissante des revenus sur le continent. Plus de 60% des Nigérians vivent dans une pauvreté extrême, tandis que le nombre de milliardaires explose. Christine Lagarde, directrice du FMI, a avancé récemment que si plus de 30% des réserves minérales du monde se trouvent en Afrique, les bénéfices sont « réservés à quelques privilégiés ».
US$84,3 milliards
Les investissements étrangers atteindront US$84,3 milliards en 2014, selon les prévisions de la Banque africaine de développement.
Une telle disparité a contribué à des différences marquées entre les pays, et même entre les régions d’un pays. Ainsi, d’après Charles Roberston, directeur des études économiques chez Renaissance Capital, maison de courtage basée à Londres, moins de 20% des enfants au nord-est du Nigeria poursuivent des études secondaires ; dans le sud, où l’argent du pétrole soutient l’éducation, ils avoisinent les 75%.
« Le sud est la région la plus instruite du pays », explique Charles Roberston. « Elle deviendra de plus en plus riche et se démarquera de plus en plus du nord. » Selon lui, l’éducation s’améliore considérablement en Afrique subsaharienne, et la jeune population croît. « Si la population en âge de travailler augmente de 3% par an et reçoit une éducation décente, il est fort probable que l’économie progresse de 3% ou 4% par an », affirme-t-il. « Si vous gagnez en productivité et que les investissements augmentent, vous pouvez vous attendre à une croissance de 6% ou 7%, et c’est ce que nous constatons actuellement. »
DEUX POINTS FORTS
Même sans ressources naturelles, certains pays africains parviennent à prospérer. L’Éthiopie, par exemple, qui compte 90 millions d’habitants et des milliers d’hectares de champs de coton, est devenue le premier producteur de vêtements du continent, avec 60 usines de confection et 15 usines textiles. Le suédois H&M et le britannique Tesco augmentent leur production de vêtements dans le pays.
L’Afrique mise également sur ses ingénieurs pour développer une industrie de logiciels compétitive. L’entreprise ghanéenne Dropifi, qui aide les sociétés à recueillir les retours des clients en ligne, a reçu un coup de pouce majeur lorsqu’elle a été invitée à se déplacer dans la Silicon Valley en Californie, dans le cadre d’un financement d’amorçage appelé 500 Startups dédié à accélérer le démarrage de jeunes entreprises. Les sociétés de logiciels sont également en plein essor grâce à iHub au Kenya, Jozi Hub en Afrique du Sud et Co-creation Hub à Lagos, au Nigeria.
La récente croissance africaine – la classe moyenne devrait franchir le seuil du milliard d’individus en 2060 – a incité de nombreuses entreprises occidentales à intensifier leurs efforts commerciaux sur le continent. Par exemple, Coca-Cola est désormais le principal employeur en Afrique. Le géant suisse Nestlé a investi US$850 millions et espère doubler ses ventes annuelles de chocolats et autres denrées alimentaires en Afrique, qui s’élèvent actuellement à US$3,6 milliards. En juillet, PSA Peugeot Citroën a annoncé le redémarrage progressif de son usine de montage automobile au Nigeria et pourrait bien y proposer jusqu’à trois modèles. Les ventes totales de véhicules au Moyen-Orient et en Afrique devraient subir une hausse de 40% d’ici la fin de la décennie, selon les projections de Ford, qui a annoncé au mois de juillet la sortie de 17 nouveaux modèles destinés à l’Afrique subsaharienne. Mais d’après Reuters, des troubles sociaux ont conduit à la fermeture de l’une des deux usines Ford d’Afrique du Sud mi-juillet, « une vague de grèves paralysant le secteur minier et l’économie dans son ensemble s’est propagée aux fournisseurs de pièces automobiles, avec des travailleurs demandant des augmentations de salaire de 12% à 15% ». General Motors, Toyota et Mercedes-Benz ont également souffert d’arrêts de travail dans leurs usines africaines.
«Si vous gagnez en productivité et que les investissements augmentent, vous pouvez vous attendre à une croissance de 6% ou 7%.»
CHARLES ROBERTSON
Directeur des études économiques, Renaissance Capital
LE RETOUR DES EXPATRIÉS
Les entreprises occidentales qui souhaitent participer à l’essor économique de l’Afrique pénètrent le continent selon un schéma en forme de croix : ils exploitent les marchés de consommation développés au nord en Égypte, au sud en Afrique du Sud, à l’ouest au Nigeria et à l’est au Kenya, en Tanzanie et en Ouganda. Quand ces marchés sont établis, ils s’étendent vers les pays voisins.
Si la corruption en Afrique n’a pas été complètement éradiquée, d’après Transparency International, une organisation d’origine allemande qui contrôle les méthodes de gouvernance dans le monde, elle s’est réduite au Rwanda et au Liberia. Par exemple, des agents des douanes notoirement corrompus ont été remplacés par des systèmes informatisés qui accélèrent les importations dans de nombreux pays.L’une des difficultés menaçant les sociétés étrangères qui cherchent à investir en Afrique est de trouver localement du personnel qualifié pour exploiter leur entreprise. De nombreuses firmes européennes ont passé leur propre pays au peigne fin pour débusquer des expatriés africains compétents et les ont convaincus de retourner en Afrique au sein de leur équipe de direction. « Les multinationales engagent désormais plus d’Africains de la diaspora », explique Amadou Sy. « Avant, c’était la vieille école ; un groupe de spécialistes étrangers se déplaçait, puis rentrait au Royaume-Uni ou en France après quelques années. Aujourd’hui, les choses ont changé et les Africains sont plus impliqués. » ◆
Charles Wallace, correspondant en Afrique pendant près de cinq ans, écrit sur la finance internationale depuis New York.