Alan Mullaly n’est pas un retraité comme les autres. A 71 ans, il fait partie du cercle très restreint des dirigeants d’entreprise qui ont eu l’opportunité de changer le monde des affaires deux fois dans leur vie : chez Boeing, où il occupait le poste de PDG de Boeing Commercial Airplanes, il est le premier à utiliser une nouvelle génération de logiciels de conception assistée par ordinateur (CAO) qui révolutionne la production ; ensuite, en tant que PDG de Ford Motor Company jusqu’en 2014, il transforme l’entreprise centenaire, alors déficitaire de US$17 millions fin 2006, en une entreprise rentable en 2008, sans aide financière du gouvernement.
Siégeant au conseil d’administration de deux entreprises de haute technologie, A. Mulally demeure sollicité pour son talent et ses idées. Il sait comment gagner un avantage concurrentiel par le biais de la culture d’entreprise. Lorsqu’il parle, on l’écoute – et son avis est pour le moins provocateur.
INDUSTRIES TRADITIONNELLES VERSUS NUMÉRIQUES
A. Mulally pense que la frontière sera de plus en plus floue entre les entreprises bien établies des secteurs d’activité traditionnels – qui existaient bien avant l’ère d’Internet –, et celles dites de la « nouvelle économie », enracinées dans les technologies. « Le débat sur l’opposition entre entreprises numériques et non numériques est intéressant mais n’existe pas en réalité », déclare-t-il lors d’un entretien exclusif à Compass. « La technologie numérique, Internet, le traitement de l’information, l’amélioration constante de la qualité et la miniaturisation des capteurs, ainsi que la robotique favoriseront la qualité, la productivité et la transformation de toutes les industries dans le monde entier. Toutes les entreprises seront réunies autour de bases de données et la pensée systémique. Chaque entreprise devra simplement choisir les aspects à travailler pour ajouter de la valeur dans tel secteur. Les technologies utilisées seront identiques partout. »
US$17 milliards
Ford Motor Company avait perdu US$17 milliards en 2006. En 2008, après deux ans sous la direction d’Alan Mulally, le constructeur automobile redevient bénéficiaire.
L’enseignement le plus important que les chefs d’entreprise peuvent tirer des grandes tendances qui apparaissent est, dit-il, la capacité à exploiter des systèmes assurant la connectivité. « L’information sera omniprésente et chacun pourra y accéder sur la planète », prédit-il. « Pouvez-vous imaginer ce qui se passera lorsque l’on pourra accéder à ces informations et collaborer pour créer encore plus de valeur pour chacun de nous ? L’intégration de l’équipement, des logiciels, des capteurs et des systèmes sera absolument vitale pour tous. »
777 : PREMIER AVION TOUT NUMÉRIQUE
L’un des premiers dirigeants à faire entrer une industrie lourde traditionnelle dans l’ère numérique, A. Mulally établit un parallèle entre la transformation numérique qu’il voit se profiler à l’horizon et ce qu’il a connu il y a 25 ans, lorsqu’il utilise la puissance de la technologie numérique pour faire éclater le vieux modèle de conception et de construction des avions commerciaux. C’était en 1990.
Boeing a lancé le développement du jet « triple sept » en 1988. A. Mulally était alors directeur de l’ingénierie. Avant le 777, les ingénieurs créaient des pièces à partir de plans bidimensionnels sur papier. Les spécialistes de différents services les dessinaient, mais la production avait la charge de comprendre comment les fabriquer et les assembler. Impossible d’en tester la forme et l’adéquation avant la construction du premier prototype physique. Lors du développement du Boeing 767, cette méthode papier prototype avait nécessité quelques 13 000 ajustements de conception rien que pour l’assemblage des portes. Pour livrer la capacité et la qualité souhaitées par le client et achever le 777 dans le temps et le budget impartis, l’entreprise devait radicalement changer d’approche.
Boeing suivait les tendances de la conception et de la fabrication assistée par ordinateur (CAO et FAO), technologies auxquelles A. Mulally portait un intérêt particulier. « Nous savions que si une avancée nous permettait de créer les pièces de façon à les assembler plus rapidement et plus facilement, la qualité du produit final et notre productivité feraient un bond gigantesque », explique-t-il.
« LA TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE, INTERNET, LE TRAITEMENT DE L’INFORMATION, L’AMÉLIORATION CONSTANTE DE LA QUALITÉ ET LA MINIATURISATION DES CAPTEURS ET DES ROBOTS FAVORISERONT LA QUALITÉ, LA PRODUCTIVITÉ ET LA TRANSFORMATION DE TOUS LES SECTEURS ÉCONOMIQUES DANS LE MONDE. »
ALAN MULALLY
ANCIEN PDG, FORD ET BOEING COMMERCIAL AIRPLANES
À la recherche de solutions, A. Mulally et son équipe se sont adressés à Dassault Systèmes, le développeur CATIA (et l'éditeur de Compass). Ce logiciel permet la simulation d’assemblage de tout type de produit – un avion, une automobile – en trois dimensions par ordinateur, avant la mise en production réelle, permettant ainsi aux ingénieurs de vérifier l’adéquation de toutes les pièces avant leur fabrication. En théorie, puisqu’il supprimait la démarche essais erreurs, le logiciel pouvait épargner beaucoup de temps et d’argent à Boeing. Mais serait-il capable de simuler et construire un avion complet ? Alan Mulally et Bernard Charlès, alors président de la stratégie, de la recherche et du développement chez Dassault Systèmes et actuel administrateur et directeur général de la société, ont estimé que les avantages de la conception et du pré-assemblage des pièces en trois dimensions étaient si convaincants qu’il fallait prendre ce risque. Leur décision a été mise à l’épreuve avec la construction de la maquette du nez du 777. Le test a démontré que CATIA pouvait simuler l’assemblage de l’avion dans son ensemble. Le succès était tel que toutes les maquettes physiques prévues ont été annulées.
« C’était du jamais vu ! », s’exclame A. Mullaly, avec autant d’excitation et de fierté que si l’événement datait d’hier. « C’était probablement l’une des plus grandes avancées en matière de conception et de fabrication d’avions en un siècle. » A tel point que United Airlines a reçu dans les délais le tout premier appareil virtuellement sans défaut. Un véritable tour de force pour un projet de cette envergure et de cette complexité.
SAUVER FORD
Tout frais sorti de l’université du Kansas, A. Mulally débute chez Boeing comme aérodynamicien. Au cours des 37 années suivantes, il est ingénieur, puis directeur d’équipes de conception pour chaque avion à réaction civil de l’entreprise. Il espère participer à la conception d’un dernier appareil, mais le destin en décide autrement. En 2006, le PDG et directeur d’exploitation de Ford, William Clay Ford Jr., arrière-petit-fils du fondateur Henry Ford, lui propose de prendre les rênes de son entreprise familiale.
A. Mulally interroge d’abord W. Ford sur l’étendue des problèmes de son entreprise. Tous les grands constructeurs automobiles américains se trouvaient à l’époque dans une situation désespérée, pris dans la tourmente de mauvaises stratégies commerciales, une érosion des parts de marché, un manque de véhicules économes en carburant, une crise du crédit majeure et des modèles automobiles peu séduisants.
« C’ÉTAIT PROBABLEMENT L’UNE DES PLUS GRANDES AVANCÉES EN MATIÈRE DE CONCEPTION ET DE FABRICATION D’AVIONS EN UN SIÈCLE. »
ALAN MULALLY
ANCIEN PDG, FORD ET BOEING COMMERCIAL AIRPLANES
A. Mulally admet que son départ de Boeing fut un déchirement. « J’ai décidé d’accepter l’offre de W. Ford parce que j’avais le sentiment que l’on me demandait de participer à la transformation et au sauvetage d’une deuxième icône américaine. J’avais très envie de donner à Ford la possibilité de se développer rentablement avec la meilleure chaîne de production au monde. »
Lorsqu’il prend ses fonctions, l’entreprise est au bord de la faillite. Mais il a une vision susceptible de rallier les employés autour d’un objectif commun : se concentrer sur la marque Ford et devenir le meilleur constructeur de sa catégorie, avec une gamme complète de voitures, camions et véhicules utilitaires commercialisés dans le monde entier.
Malgré sa brillante carrière chez Boeing, A. Mulally est perçu comme un étranger à Detroit, un spécialiste des avions, pas des voitures. Vu l’ampleur de sa tâche, les observateurs du secteur automobile et aéronautique doutent ouvertement de sa réussite. Néanmoins, il fait preuve de la même ténacité que chez Boeing pour inciter toute l’équipe de Ford à travailler de concert, et lorsqu’il quitte l’entreprise, celle-ci a réussi l’un des redressements les plus spectaculaires de toute l’histoire.
UN ADEPTE DE LA TECHNOLOGIE
Cet homme débordant d’énergie n’est pas fait pour la retraite. Peu après son départ de Ford, A. Mulally entre au conseil d’administration de Google. Tous deux partagent la même vision de l’entreprise : des employés talentueux et motivés, travaillant ensemble et contribuant au développement économique, à l’indépendance énergétique et au développement durable.
Les progrès continus dans le domaine de la connectivité mondiale ne sont pas les seuls éléments qui, selon A. Mulally, bouleverseront le monde des affaires et changeront les modes de vie. La fabrication additive ou impression 3D – procédé qui consiste à fusionner des couches de matériau pour créer des objets tridimensionnels complexes – suscite aussi son enthousiasme, ce qui explique sa présence au conseil d’administration de Carbon3D, pionnier de la technologie d’impression 3D.
« SA CAPACITÉ À MOTIVER ET À TISSER DES LIENS AVEC LES CONSOMMATEURS ET LES COLLABORATEURS S’ACCOMPAGNE D’UN OPTIMISME ET D’UN ENTHOUSIASME SANS BORNE. IL EST UNIQUE. »
TOM CAPTAIN
VICE-PRÉSIDENT ET RESPONSABLE DU SECTEUR AÉRONAUTIQUE ET DÉFENSE, DELOITTE, AU SUJET D’ALAN MULALLY
D’après lui, le Big Data sera disrupteur : au fur et à mesure que des outils et processus seront mis au point pour analyser en temps réel une quantité massive d’informations – du consommateur à la production –, les entreprises pourront améliorer non seulement la qualité des biens et des services qu’elles proposent, mais également doper leur productivité.
A. Mulally prévoit que la réalité virtuelle (RV) étendra la révolution numérique au domaine physique et imprégnera plus profondément la vie quotidienne. La RV pourrait résoudre encore plus de problèmes qu’elle ne le fait aujourd’hui, par exemple, si la technologie des simulateurs de vol était appliquée au monde dans son ensemble. « La réalité virtuelle sera utilisée dans d’autres secteurs, avec une plus grande précision », prédit-il.
Cependant, c’est l’omniprésence de l’information et la facilité avec laquelle elle sera consultée qui auront sans doute les plus grandes répercussions globales. « Tout sera connecté. La connexion deviendra l’essence même du monde », affirme A. Mulally. « Il sera question de fabriquer des produits qui amélioreront la qualité de vie, à la fois plus rapidement et avec moins de ressources. C’est le chemin que prend la révolution Internet. »
L’ÉTOFFE D’UN CHEF
Pour mesurer la réussite d’une entreprise, il faut d’abord comprendre son but. « Si le dirigeant a une vision claire du produit ou de l’activité, cela permet à chacun de comprendre la stratégie et les moyens pour la réaliser et d’organiser des réunions régulières pour faire le point. Un changement incroyable de culture est possible dans la façon de collaborer pour créer une entreprise prospère basée sur de bons produits et services », explique A. Mulally.
« J’AVAIS LE SENTIMENT QUE L’ON ME DEMANDAIT DE PARTICIPER À LA TRANSFORMATION ET AU SAUVETAGE D’UNE DEUXIÈME ICÔNE AMÉRICAINE. »
ALAN MULALLY
ANCIEN PDG, FORD ET BOEING COMMERCIAL AIRPLANES
Les compétences essentielles du chef d’entreprise sont l’authenticité, la capacité à obtenir des résultats et la manière dont on traite les individus. Les dirigeants doivent avant tout se sentir responsables, collectivement avec leurs équipes, et partager une vision motivante, suivre une stratégie et un plan d’ensemble, et adopter un processus de mise en œuvre en continu, accompagné de comportements collaboratifs bien définis. Ces comportements, au cœur de la philosophie de management d’A. Mulally, consistent à se soucier en priorité des personnes, à inclure tout le monde et à fixer des objectifs de performance clairs.
Ce style de management associé à l’humilité a valu à A. Mulally des louanges quasi universelles du monde de l’entreprise. Tom Captain, vice-président et responsable du secteur Aéronautique et Défense chez Deloitte, le qualifie d’« étalon-or » des dirigeants d’entreprise. « Sa capacité à motiver et tisser des liens avec les consommateurs et les collaborateurs s’accompagne d’un optimisme et d’un enthousiasme sans borne. Il est unique, » déclare-t-il. ◆
Tony Velocci est l’ancien rédacteur en chef du magazine Aviation Week & Space Technology et contributeur fréquent de Compass.