Le secteur de la construction n’a adopté que tardivement les pratiques de travail modernes. Toutefois, certains précurseurs réalisent des gains de productivité en adoptant la conception pour la fabrication et l’assemblage (DfMA). Le concept recouvre plusieurs aspects, y compris la conception de produits dans l’optique de la fabrication et de l’assemblage et l’application des conditions de fabrication aux projets de construction. Dans un récent rapport, le cabinet de conseil McKinsey a affirmé que la construction était « prête pour la rupture ». Avec la DfMA, la construction entreprend ce travail de rupture sur elle-même.
La société Laing O'Rourke est un acteur majeur de la révolution de la DfMA. Basée à Dartford, au Royaume-Uni, elle conçoit, fabrique et assemble certains des bâtiments les plus importants au monde et prouve que la DfMA produit de meilleurs résultats pour l'entreprise, ses clients, l'industrie et la société dans son ensemble.
Après une vingtaine d'années passées chez un prestigieux constructeur automobile européen, Chris Millard s'est orienté vers la construction, puis a été nommé responsable Engineering Excellence puis directeur technique de la division Assets and Manufacturing de Laing O'Rourke.
« Lorsque les principes de l'ingénierie, de la conception et de fabrication complexe de l'industrie automobile sont transmis à la construction, ils font évoluer les choses de manière fondamentale », explique-t-il. Au cœur de cette réforme se trouve la pratique de plus en plus répandue de conception, ingénierie et construction de composants de bâtiments — des fondations aux cabines de salles de bains toutes équipées — en usine.
UNE PRODUCTION SANS ERREUR
Avec la méthode DfMA, les concepteurs et ingénieurs essaient d’optimiser la conception de leurs produits en intégrant en amont les processus de fabrication et d’assemblage. Ce procédé diffère de la construction traditionnelle, où de nombreux composants sont fabriqués sur place, et sont assemblés en bout de chaîne.
« La DfMA élimine les risques et augmente la qualité », affirme Chris Millard. « En fabricant hors site dans nos propres usines, nous pouvons appliquer des processus structurés. »
Au lieu de cela, Laing O'Rourke fabrique le plus possible les bâtiments hors site, dans ses usines, avant de les expédier pour assemblage sur le site de construction. Les pièces de précision, notamment les éléments préfabriqués du plancher et des murs, les colonnes et les poutres, ainsi que les modules complets des pièces qui composent le bâtiment, sont livrés depuis l'usine. Pour atteindre ce niveau de DfMA, l'entreprise déploie la technologie cloud pour la collaboration et développe des modèles digitaux 3D qui intègrent les grands gestes architecturaux, et les détails techniques nécessaires pour leur réalisation.
« Sur la base de ces données, nous pouvons créer de la valeur ou améliorer les méthodes de construction », précise Chris Millard. « Il s'agit notamment de la fabrication de composants parfaits, de la rationalisation de la logistique et d'une réduction considérable de la main-d'œuvre sur site. »
DES ÉCONOMIES CHIFFRÉES
Avec son coût de 14,8 milliards d'euros et sa consommation de 100 millions d'heures de travail, Crossrail est le plus important projet de construction d'Europe. À son terme, en décembre 2018, il révolutionnera le réseau ferroviaire de Londres et dynamisera la ville tout entière, en injectant près de 46 milliards d'euros dans l'économie nationale.
Deux des stations du centre de Londres, Liverpool Street et Tottenham Court Road, ont été construites par Laing O'Rourke. Le quai de la station de Tottenham Court Road n'a pas bénéficié de la DfMA car les processus étaient encore en cours de développement. Il a donc été bâti en employant des méthodes de construction sur site traditionnelles. Pour construire le quai de cette station, 57 ouvriers ont travaillé 82 800 heures. À Liverpool Street, en recourant à la DfMA, un chantier presque identique a été achevé en 2 492 heures par une équipe de sept personnes, soit une réduction de près de 97 %.
« Dans la plus grande partie de la construction, on peut déplorer un manque de cohérence et de transparence des échanges de données, ce qui est un obstacle à la collaboration », explique-t-il. « Sans collaboration, il y a moins d'innovation et cela a un effet négatif sur le secteur. »
Richard Kelly
directeur des opérations, buildingSMART International
Chris Millard a observé les mêmes niveaux d'amélioration sur les projets d'infrastructure routière, où un pont ferroviaire peut être achevé en cinq jours seulement. Dans un immeuble de 40 étages, la disponibilité de composants préfabriqués a permis aux ouvriers de terminer chaque étage en six jours, au lieu des neuf jours habituels, avec 60 % de main d'œuvre en moins.
La clé du succès de la DfMA, souligne Chris Millard, c'est le reséquençage de toutes les opérations.
« Il est crucial de travailler avec l'usine pour comprendre ses défis et d'introduire un changement culturel dans toute l'organisation. Il faut une longue courbe d'apprentissage pour passer des processus linéaires vieux de plusieurs siècles à des opérations collaboratives simultanées. Mais à l'heure des comptes, tout le monde — des parties prenantes aux groupes d'intérêt et des politiciens aux contribuables — voit des avantages en matière de productivité et de profits. »
CONSTRUIRE PLUS INTELLIGEMMENT
Face à la croissance de la population mondiale, il est essentiel de devenir plus efficace. Par exemple, le cabinet de conseil en management international McKinsey and Company estime qu'à l'échelle mondiale, il faudra dépenser 48 000 milliards d'euros en infrastructures d'ici 2030, ne serait-ce que pour suivre le rythme de l'expansion économique mondiale. Le cabinet de conseil en services professionnels PwC affirme que cela passera par une expansion industrielle de 85 %, la création d'emplois et de richesses dans le monde entier. Mais le manque de compétences nuit à la fois à la croissance et à la concrétisation de cette capacité.
Un rapport du gouvernement britannique décrit ce problème comme une « bombe à retardement » et avance qu'en raison du vieillissement de la population et du manque de nouveaux venus, la main-d'œuvre dans le BTP diminuera de 20 à 25 % d'ici dix ans.
BuildingSMART International, une organisation à but non lucratif qui rassemble les entreprises de construction dans une communauté technologique sur la base de normes communément admises, se consacre à la gestion de ces défis. Le groupe compte 18 sections dans le monde, dont quelques-uns des acteurs les plus importants et les plus innovants de l'industrie. Richard Kelly, directeur des opérations de l'organisation, considère que buildingSMART International est essentielle pour répondre à la demande future.
« Nous comptons parmi nos membres des visionnaires de l'industrie qui révolutionnent le design, la construction et le fonctionnement des bâtiments et des infrastructures, se félicite Richard Kelly. Ils savent que lorsque des actifs de grande valeur sont créés par une industrie fragmentée, un changement est indispensable pour éviter le gaspillage, les problèmes de qualité, les dépassements de coûts et les retards de livraison. »
Selon lui, la communication est le chaînon manquant dans transition de l'industrie vers la DfMA : « Dans la plus grande partie de la construction, on déplore un manque de cohérence et de transparence des échanges de données, ce qui est un obstacle à la collaboration, explique-t-il. Sans collaboration, il y a moins d'innovation et cela a un effet négatif sur le secteur. »
buildingSMART International crée des centaines d'« applications pour la construction », qui établissent des normes et des bonnes pratiques. Ces applications fonctionnent au sein d'une structure « openBIM » (Building Information Model) où toutes les données de projet sont mises à la disposition de chaque partie prenante, sans aucun silo de données cachées ou « opaques ». Les parties prenantes sont ainsi fédérées dans un espace collaboratif où les décisions sur les coûts, la performance et le risque sont fondées sur des données précises et opportunes, et sur le partage des connaissances et des bonnes pratiques.
IMPACT SUR L'ENVIRONNEMENT
L’ONGE britannique Green Building Council, qui encourage les pratiques de construction durable, a récemment publié un rapport sur l'impact environnemental considérable de l'industrie. « Les bâtiments représentent environ 35 % des ressources mondiales et près de 40 % de la consommation d'énergie et des émissions de carbone », indique le rapport.
Parmi les entreprises qui cherchent à inverser cette tendance négative de la consommation énergétique, on trouve le promoteur immobilier parisien Woodeum. L’entreprise utilise la DfMA pour construire en utilisant le seul produit renouvelable de l'industrie : le bois. Plus précisément, un produit du bois usiné appelé CLT. Il s'agit de panneaux de bois lamellé croisé d'une épaisseur de 185 millimètres et de 16 mètres de longueur sur 3 mètres de largeur.
Plus légers, les panneaux de CLT présentent des caractéristiques fiables en termes de matériau, de résistance et d'isolation. Woodeum compte actuellement plus de 1 000 logements en CLT, un complexe de bureaux de 125 000 mètres carrés et un immeuble de 17 étages en chantier. La DfMA permet à l'entreprise de produire des bâtiments de haute qualité tout en maximisant la durabilité environnementale.
DES PROCESSUS PRÉCIS ET UN AJUSTEMENT PARFAIT
« Les éléments en bois lamellé croisé sont fabriqués en usine et assemblés sur le chantier. C'est comme un jeu de LEGO », conclut Arnaud Heckly, architecte chez Woodeum.
« Ces processus reposent sur la précision, ajoute Guillaume Wiel, ingénieur en construction bois chez Woodeum. Nos partenaires de fabrication nous fournissent les panneaux à partir desquels nous découpons avec une extrême précision ce dont nous avons besoin. »
La collaboration autour des conceptions 3D permet de découper en usine des pièces correspondant parfaitement à leurs homologues digitales. Lorsque les éléments arrivent sur le chantier, précise Arnaud Heckly, « ils s'emboîtent parfaitement. »
L'entreprise utilise des fraiseuses et des robots pilotés par ordinateur pour fabriquer les composants, à l'image des usines de fabrication. Le résultat : des pièces fiables et parfaitement ajustées.
« À partir du dessin en 2D d'un architecte, un plombier peut tracer une ligne et dire "le réseau passe ici", indique Arnaud Heckly, expliquant en quoi la DfMA est supérieure aux techniques de construction traditionnelles. Mais, dans la réalité, la plomberie passe dans les murs et les plafonds qui ne peuvent être vus qu'en simulation 3D. Cela nous permet de maîtriser ces problèmes en amont, dès les phases de conception et de fabrication », avant le début de la construction.
La DfMA contribue également à réduire les déchets accumulés sur les sites de construction traditionnels. Selon la Commission européenne, « les déchets de construction représentent environ 25 à 30 % de l'ensemble des déchets produits dans l'UE ». Avec une construction Woodeum, par contre, la DfMA élimine pratiquement tous les déchets sur le chantier, car chaque composant est pré-fabriqué avec précision.
« Nous essayons d'utiliser les chutes générées lors de la découpe des ouvertures ou de réutiliser une porte pour fabriquer l'escalier d'un duplex ou la structure d'un balcon, explique Guillaume Wiel. Le bois est bon pour l'environnement car il stocke le carbone et peut être facilement recyclé ». Enfin, les chantiers de Woodeum sont particulièrement silencieux, car il y a moins de livraisons et « ce sont des tournevis qui sont utilisés et non des marteaux ».
LE PARI GAGNANT DE LA DfMA
Le gaspillage et les reprises pèsent sur la rentabilité de nombreux acteurs du BTP.
« Les entreprises à faible marge peuvent s’en sortir, mais pas si elles repartent de zéro à chaque fois qu'elles produisent quelque chose, affirme Mark Hansford, rédacteur en chef du magazine professionnel New Civil Engineer. L'industrie automobile ne fonctionne pas comme ça, et les autres industries manufacturières non plus. Elles ont recours à la pensée industrielle, et il est temps que la construction en fasse de même. »
En adaptant les méthodologies éprouvées de la DfMA dans leur secteur, les entreprises de construction innovantes notent des améliorations en termes d'efficacité, de qualité, de coût et de sécurité qui n'étaient pas possibles auparavant.
La vision qu'a Chris Millard d'« une industrie avancée et avant-gardiste, digitalisée et reconfigurée de manière transparente » a certes encore un long chemin à parcourir pour la construction, mais certains acteurs individuels transforment ce rêve en réalité quotidienne.
« Pour réaliser ces progrès, il n'y a pas de secret », déclare Chris Millard. « Il suffit de prendre exemple sur n'importe quel constructeur automobile prospère. »