Les histoires, les toponymes, l’art, la télévision, la littérature ou la musique comptent parmi les éléments essentiels de l’histoire d’une communauté et de son identité culturelle présente et future. Mais ils ne sont pas gravés dans le marbre. Les menaces qui pèsent sur les cultures locales – de la disparition des langues celtiques en Écosse et en Irlande aux chaînes de magasins internationales qui ont fait des Champs-Élysées à Paris un lieu « beaucoup moins français », pour reprendre les propos du journaliste du New York Times, Steve Erlanger – ont suscité l’indignation des communautés locales.
Pour beaucoup, il est impératif de protéger les cultures locales des effets d’uniformisation de la mondialisation galopante, soutenue par les progrès numériques. Mais pour les spécialistes, il faut également prendre conscience de la nature évolutive des cultures au sein d’un monde toujours plus internationalisé.
« On pourra toujours protéger les cultures », explique Cécile Duvelle, responsable de la Section du patrimoine immatériel de l’UNESCO. « Mais les figer pour les empêcher d’évoluer est impossible. Les cultures s’apparentent à des corps vivants qui ont radicalement changé au fil des ans ; nous ne devons pas avoir peur de la mondialisation. Elle a certes une influence sur toutes les cultures, mais elle leur offre également de nombreuses occasions d’évoluer et de produire de nouvelles expressions. »
Ces nouvelles expressions culturelles proviennent d’une multitude de sources et notamment des médias numériques, qui permettent une communication mondiale, une interaction entre les cultures et, dans le cas du cinéma, de la télévision et de la musique, une distribution à l’échelle internationale. Pourtant, la réticence à l’égard d’une telle évolution est un phénomène ancien et souvent générationnel.
« Nous avons tendance, surtout en vieillissant, à regretter que certaines expressions culturelles disparaissent et soient remplacées par de nouvelles cultures plus homogènes. Mais bien souvent, c’est parce que nous ne sommes pas prêts à les reconnaître », explique C. Duvelle. « Si l’on ne peut nier que les cultures et les diversités culturelles s’estompent Progressivement, il ne faut pas oublier que cette disparition engendre aussi une profusion de nouvelles expressions culturelles. »
LA LANGUE
La langue et les dialectes occupent une place primordiale dans les efforts de préservation du patrimoine culturel. « Quand on parle de préserver les dialectes, on parle en réalité de mobiliser les communautés elles-mêmes », affirme le Dr William Lamb, professeur d’ethnologie écossaise à l’université d’Édimbourg. « Les langues et dialectes locaux sont une composante essentielle de notre histoire culturelle et linguistique collective. »
Des initiatives comme les enseignes commerciales bilingues subventionnées, les chaînes de télévision en langue locale et l’éducation peuvent aider à relever le statut d’une langue. Par exemples, ces mesures remportent un certain succès pour le gaélique en Écosse. Mais les langues et les dialectes peuvent-ils réellement rester figés alors que le monde de la communication ne cesse d’évoluer ? « Indirectement, grâce à une plus grande prise de conscience et une meilleure formation, les individus pourraient se servir davantage de la langue et assurer sa pérennité au fil des générations », déclare W. Lamb. « Mais en fin de compte, notre manière de parler et d’écrire évolue progressivement avec le temps et nous savons qu’il est très difficile de contrôler les comportements linguistiques. »
« Les langues et dialectes locaux sont une composante essentielle de notre histoire culturelle et linguistique collective. »
Dr. William Lamb
Professeur d’ethnologie écossaise, université d’Édimbourg
W. Lamb estime qu’un nouveau dialecte issu de mélanges de prononciations verra certainement le jour en Écosse, parce que les enfants entendent leurs enseignants parler une variété de patois gaéliques. Et si la disparition des dialectes locaux est déplorable, cette évolution de la langue vaut mieux que sa disparition complète. « Comme dans bien d’autres domaines, il y a du “bon” et du “mauvais” dans l’uniformisation linguistique », explique W. Lamb. « Si les enfants sont fiers de leur langue et la parlent entre eux, puis à leurs propres enfants, alors cette langue a un avenir. C’est le critère selon lequel on doit évaluer les interventions et phénomènes en lien avec le gaélique, ou avec toute autre langue minoritaire. »
Certains pays défendent néanmoins farouchement la pureté de leur langue maternelle. Par exemple, la France, où le gouvernement a récemment remplacé le terme utilisé sur les réseaux sociaux « hashtag » par « mot-dièse ».
Pourtant, le linguiste Nicholas Ostler, président de la Fondation pour les langues menacées, indique qu’Internet pourrait en réalité contribuer à ralentir l’adoption de l’anglais comme la lingua franca mondiale, la langue véhiculaire qui permet aux individus de langues maternelles différentes de communiquer entre eux. Pourquoi ? Parce que les outils de traduction en ligne sont de plus en plus rapides, plus puissants, plus précis et souvent gratuits. « La véritable croissance sur Internet est en réalité celle de la diversité linguistique et non de la concentration linguistique », commente N. Ostler dans son ouvrage The Last Lingua Franca: English until the return of Babel. La traduction instantanée parfaite n’existe pas encore. Quand il pense à l’avenir linguistique, N. Ostler considère néanmoins Internet comme un instrument de la diversité plutôt que comme une influence uniformisatrice.
UN VILLAGE MONDIAL
Il n’est donc guère surprenant de voir que les efforts visant à sauvegarder la culture locale s’inscrivent dans un contexte mondial. De nombreux gouvernements, de l’Australie au Venezuela, ont instauré des quotas afin d’assurer qu’un certain pourcentage des programmes de radio ou de télévision diffusés, le soit dans la langue du pays ou représentent la culture locale.
Au Canada, par exemple, certaines émissions de radio et de télévision, y compris sur les chaînes du câble et satellite, sont tenues de proposer un contenu au moins en partie écrit, produit ou présenté par des Canadiens. D’après le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, les stations de radio de langue française et anglaise doivent faire en sorte qu’au moins 35% de la musique diffusée chaque semaine soit canadienne.
De telles mesures ne visent pas à nier la mondialisation, mais à assurer une place aux cultures locales à l’ère de la mondialisation, affirme Charles Vallerand, directeur général de la Coalition pour la diversité culturelle canadienne. « Ce n’est pas tant une manière de fermer les frontières ou de rejeter tout contenu étranger, mais plutôt de protéger son patrimoine culturel », déclare-t-il. « C’est ce qu’ont fait la France ou le Canada avec les systèmes de quotas ou les subventions de la radiotélévision publique. Nous proposons beaucoup de programmes étrangers,
il faut donc faire de la place pour nos propres contenus. »
En 2005, l’UNESCO a adopté la Convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle. Celle-ci soutient les efforts visant à protéger les expressions culturelles locales et à les diffuser à l’échelle mondiale. Un coup d’œil aux rapports publiés en 2012 en soutien à la convention révèle que la perspective mondiale est devenue un élément clé dans de nombreuses politiques culturelles.
« Protecting local culture and ensuring diversity is a way of accommodating globalization, not resisting it. »
Cecile Duvelle
Chief of the Intangible Heritage Section at the United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO)
Une directive brésilienne, par exemple, aide les producteurs de cinéma du pays à travailler dans le respect des normes internationales de l’industrie afin de pouvoir créer des partenariats et bénéficier de financements à un niveau mondial. En France, une mesure destinée à encourager la promotion et la préservation de la diversité culturelle dans le milieu du livre (aussi bien pour les versions papier que numériques) a inspiré des lois semblables en Europe et en Amérique du Sud.
« On a tendance aujourd’hui à sauvegarder les traditions locales les plus enracinées, tout en étant conscient d’appartenir à un village mondial », explique C. Duvelle. « Même dans les pays développés, on s’efforce de ne pas perdre de vue la musique, les coutumes et les artisanats traditionnels. Et cela ne concerne pas uniquement les personnes plus âgées, mais les jeunes également, qui sont très fiers de leur culture. Ils ont besoin de reconnaissance et sont contents de participer à cette initiative en tant que citoyens du monde. Les États-Unis sont le parfait exemple d’une nation consciente de sa grande diversité, mais qui n’oublie pas son identité nationale. Ils possèdent une très forte identité culturelle, malgré les différentes langues qui y sont parlées. »
UN AVENIR NUMÉRIQUE
La convention de l’UNESCO s’intéresse de près à la protection de la diversité culturelle, mais aussi à sa promotion sur tout support. Pour de nombreuses communautés, la notion de diversité se fonde sur la reconnaissance de la différence et sur l’échange. Ces deux éléments sont mis en avant à l’échelle mondiale par les technologies numériques et cela influence l’environnement commercial de la production culturelle.
Dans les négociations commerciales, l’accent est désormais mis sur le commerce électronique, et en particulier sur le transfert électronique des services de radiodiffusion. « Certains sont peut-être pour l’exemption culturelle, les quotas, les subventions, etc., mais lorsqu’ils négocient au sujet du commerce électronique, ils disent que tout doit être libéralisé », commente C. Vallerand. « La reconnaissance de cette nouvelle forme de commerce, qui est l’avenir de tout ce qui a trait à la radiodiffusion en tant que produit et non en tant que service, entraînera une plus grande libéralisation des échanges. »
Il faut encore évaluer les effets de la mondialisation et de la numérisation croissantes du monde sur les échanges culturels, mais le point de mire est clairement la promotion de la diversité, ce qui laisse peu de place à une approche isolationniste de l’identité culturelle.
« La mondialisation nous a permis d’accéder – à travers de nouveaux moyens de communication ou par le biais des voyages – à des cultures que l’on n’aurait pas approchées il y a 20 ou 30 ans », explique C. Duvelle. « La diversité culturelle ne s’entretient pas toute seule, et nous pourrions être surpris, si nous n’en prenons pas soin, de réaliser un jour que certaines choses ont disparu. Mais la culture et la mondialisation ne sont pas antinomiques, même si l’on a parfois tendance à le croire. Protéger la culture locale et assurer la diversité est une manière de s’accommoder de la mondialisation et non d’y résister. »