La démographie au travail évolue. Tandis que les membres les plus âgés de la génération Z (qui regroupe les personnes nées après l’an 2000) commencent à entrer dans le monde du travail, la génération Y (née entre 1980 et 2000) constituera la moitié de la main-d’œuvre mondiale d’ici 2020, selon une étude du cabinet PwC intitulée « Millenials at work: Reshaping the workplace ». De plus, bien que la majeure partie des baby-boomers (nés entre 1946 et 1964) et de la génération silencieuse (née avant 1946) soit en âge de partir à la retraite, nombreux sont ceux qui décident de continuer à travailler.
« Cela signifie que, pour la première fois dans l’histoire, cinq générations travaillent ensemble », déclare David DeLong, directeur du cabinet de conseil Smart Workforce Strategies et chercheur au programme pluridisciplinaire AgeLab du Massachusetts Institute of Technology. « De nombreux spécialistes estiment que cela crée une dynamique nouvelle qui creuse un « fossé générationnel », ce qui suggère des différences profondes entre les générations. »
LA FABRIQUE DES A PRIORI
Les responsables ont souvent un jugement négatif sur leurs employés de la génération Y. « C’est la première fois que je remarque tant de mépris envers une génération », indique Robert Goldfarb, 85 ans, conseiller en gestion d’entreprise basé à New York et auteur de l’ouvrage « What’s Stopping Me from Getting Ahead? ». « De nombreux PDG m’ont affirmé que les membres de la génération Y sont paresseux, qu’ils manquent de déontologie et qu’ils ont été gâtés par des parents omniprésents. Ce jugement me paraît sévère et infondé. »
44%
des membres de la génération Y aimeraient quitter leur emploi actuel dans les deux ans
Le manque de fidélité est également un stéréotype associé à cette génération. Le cabinet de conseil international Deloitte Touche Tohmatsu a réalisé une étude auprès de 7 770 membres de la génération Y possédant un diplôme universitaire, originaires de 29 pays et employés à temps plein dans de grandes entreprises privées. Cette étude a révélé que, si elles en avaient la possibilité, 44 % des personnes interrogées quitteraient leur emploi actuel dans les deux prochaines années. À l’inverse, un sondage récent réalisé par l’Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research a démontré que plus de 40 % des baby-boomers interrogés sont restés employés dans la même société pendant plus de deux décennies.
Cependant, les idées reçues ne sont pas toujours négatives. « Les membres de la génération Y, et certainement ceux de la génération Z également, sont très adroits sur le plan technique », indique Robert Goldfarb. « Leur virtuosité technique est leur plus grande force : ils sont capables d’utiliser les nouveaux logiciels bien plus efficacement que les générations précédentes. »
Jean Martin, créatrice de solutions à CEB, une entreprise basée à Arlington, en Virginie, qui développe les bonnes pratiques en matière de technologie, affirme que les baby-boomers ont également leurs forces. En effet, ils possèdent souvent la plupart des connaissances qui alimentent le capital intellectuel de l’entreprise. Ils maîtrisent aussi son capital social : les réseaux clés à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, ainsi que les connaissances implicites de « la manière dont on doit faire les choses ici ». « Nos données prouvent qu’ils ont une capacité à travailler sous pression et à gérer les contretemps au travail », indique-t-elle.
Mais selon Andrew Morris, directeur du cabinet de recrutement Robert Half basé à Sydney, en Australie, ces stéréotypes de générations sont plus qu’injustes : ils perturbent la coopération au sein des équipes, la productivité au travail et l’implication des employés. « Ces stéréotypes peuvent aussi nuire à la communication, et donc porter atteinte au moral de l’équipe, indique-t-il. Les employés peuvent alors perdre en motivation voire même envisager de quitter l’entreprise. »
DISTINGUER RÉALITÉ ET FICTION
Selon Jessica Kriegel, conseillère en développement organisationnel chez Oracle et auteure de l’ouvrage « Unfairly Labeled: How Your Workplace Can Benefit From Ditching Generational Stereotypes », tous les a priori au sujet des générations, qu’ils soient positifs ou négatifs, sont nuisibles. Elle affirme qu’en réalité, le concept même de conflit des générations est un mythe perpétué par les médias, notamment les films et les émissions télévisées.
« Nous ne sommes pas un modèle prédéfini de l'époque à laquelle on naît. »
YEESAN LOH
STRATÈGE ET DIRECTRICE DU DESIGN, GENSLER
« Bien évidemment, il existe des différences entre les personnes, mais ces différences sont également présentes au sein des générations, déclare-t-elle. Il est totalement injustifié de faire de toute une génération une généralité. On peut remarquer des tendances, mais la plupart résultent d’études ayant interrogé un nombre très limité de personnes. Bien que les États -Unis comptent 80 millions de membres de la génération Y, les études ayant abouti à ces généralités ont été menées auprès de 10 000 personnes, voire moins. Cela n’a aucun sens ».
Yeesan Loh, stratège et directrice du design au sein de l’agence d’architecture Gensler, basée au Royaume-Uni, est du même avis. « Nous ne sommes pas un modèle prédéfini de l’époque à laquelle on naît », écrit Yeesan Loh dans un récent article de blog pour le groupe Virgin. « De plus, les générations se confondent. Qu’en est-il de ceux qui naissent lors des années de transition ? Qu’en est-il des travailleurs des nouveaux pays industrialisés ? De nombreux autres facteurs sont à prendre en compte ».
LA VOIE DE LA RÉUSSITE
Stacey Truitt, avocate et experte en formation et développement organisationnel basée à Edwards au Colorado, considère que, pour pouvoir intégrer efficacement les différentes générations au travail, les entreprises doivent bannir les stéréotypes et encourager les pratiques de travail inter-générationnelles. « Plusieurs sociétés auxquelles je me suis adressée disposent d’un comité consultatif multigénérationnel. C’est une solution très intéressante. », affirme-t-elle.
Dans l’entreprise de technologie Dell, GenNext est l’un des nombreux groupes d’employés qui aident à promouvoir la collaboration intergénérationnelle. « Le groupe GenNext n’est pas réservé aux employés les plus jeunes, il inclut des membres de l’équipe plus expérimentés, à des postes différents, qui soutiennent et apportent leurs connaissances aux jeunes diplômés », explique Tim Loake, directeur des services Dell au RoyaumeUni et codirecteur de GenNext.
Le tutorat inversé permet également de favoriser la solidarité. Dans le cadre d’un programme où les baby-boomers sont formés par les employés plus jeunes, la banque internationale Crédit Suisse a associé René Schrackmann, 28 ans, à Daniel Niggli, 53 ans. René Schrackmann donne des formations à Daniel Niggli sur des sujets variés, notamment les réseaux sociaux, la gestion du temps et de la polyvalence.
« Notre binôme a très bien marché », a témoigné René Schrackmann sur le site Internet de la société. « Même si je détiens le rôle de tuteur, le tutorat fonctionne dans les deux sens. Daniel travaille chez Crédit Suisse depuis 35 ans. Il est fascinant d’explorer une telle carrière, de réfléchir à la manière dont elle peut coïncider avec mes projets d’avenir et de comprendre son point de vue sur tout cela ».