Regroupant 17 éléments chimiques, les éléments terrestres rares ou « terres rares » (TR) sont essentiels à la fabrication de nombreuses nouvelles technologies, dont les catalyseurs pour automobile et le raffinage du pétrole, les écrans plats, les batteries rechargeables pour véhicules hybrides et électriques, les éoliennes et les aimants permanents utilisés dans une multitude de dispositifs médicaux.
En dépit de leur appellation, les TR sont relativement abondantes. Certaines, dont le néodyme, le lanthane et le cérium, sont plus répandues dans l’écorce terrestre que le plomb ou l’or. Ce sont les difficultés associées à leur extraction et leur traitement qui leur ont valu leur qualificatif. Les gisements de TR sont généralement mêlés à d’autres matériaux géologiques. Séparer les éléments les uns des autres est un processus d’extraction coûteux. Ces facteurs expliquent l’hégémonie de la Chine, qui contrôle la grande majorité de l’approvisionnement mondial.
Avec une demande de TR en forte croissance, les fabricants sont extrêmement dépendants de leurs fournisseurs. Le service de recherche du Congrès américain (USCRS) a publié en juin 2012 un rapport intitulé « Rare Earth Elements: The Global Supply Chain » rédigé par Marc Humphries, spécialiste de la politique énergétique. Cette étude soutient que la demande mondiale de TR devrait s’amplifier, passant de 136 000 tonnes par an en 2010 à 185 000 tonnes d’ici 2015, en raison du nombre croissant d’applications, dont celles destinées à limiter la dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles.
« Il y a 25 ou 30 ans, les TR étaient quasi inutilisées », explique le Dr Gareth Hatch, fondateur de la société Technology Metals Research à Chicago. « La demande a augmenté grâce à une conscience écologique accrue et à l’adoption de nouvelles technologies, dont nombreuses ont été élaborées en réaction aux changements climatiques. » Il y a 20 ans, « l’europium et le terbium étaient une nouveauté – d’étranges éléments chimiques relégués au bas du tableau périodique que l’on ignorait tout simplement », affirme le Dr Hatch. Aujourd’hui, ils sont utilisés dans les écrans de télévision et les éclairages à faible consommation d’énergie.
UN PRODUIT RECHERCHÉ
Il y a 15 ans, les États-Unis étaient le plus gros producteur de TR. Mais le pays a fini par fermer ses exploitations, subissant des pressions financières de la part de la Chine, aggravées par les profondes différences réglementaires en matière d’environnement entre les deux pays.
« Avant la fin des années 80, Mountain Pass en Californie était la plus grosse mine de TR du monde », explique le Dr Hatch. « Puis la Chine a découvert qu’elle possédait des gisements et a décidé de les exploiter dans le cadre de sa politique industrielle. Deux raisons lui ont permis de mettre en œuvre une stratégie opérationnelle à faible coût : la disponibilité et le mépris des mesures d’atténuation de la pollution. Sa principale source de TR est la mine de Bayan Obo en Mongolie-Intérieure, un site de produits dérivés qui exploite principalement le minerai de fer, conférant ainsi à la Chine un avantage en termes de coûts.
« Les méthodes et lignes de conduite adoptées pour la production de ces matériaux en Chine étaient, il n’y a pas si longtemps, peu soucieuses de l’environnement », déclare G. Hatch. « Inutile alors d’investir pour limiter la pollution, filtrer ou contrôler correctement les déchets, ce qui vous donne un avantage naturel en termes de prix. »
Le département académique de la Société chinoise des terres rares à Pékin appartient à une organisation financée par l’État qui émet des recommandations au gouvernement national chinois sur la science et la technologie des TR. Le Dr Chen Zhanheng, directeur du département, explique que la Chine récolte à peine les fruits de son investissement.
« Le gouvernement chinois s’est consacré à l’exploration, l’exploitation, la séparation et la fonte des TR », explique-t-il. « Son aide financière pour les TR est colossale, des premières recherches aux applications actuelles. L’abondance des gisements et les faibles coûts d’exploitation ont permis aux sociétés minières chinoises de concurrencer les marchés étrangers. »
C. Zhanheng souligne que la Chine n’a jamais eu de stratégie de bas coûts. « Il était possible de produire moins cher grâce au faible coût de la main- d’œuvre et le peu d’investissements dans la protection de l’environnement », déclare-t-il. « Ces pratiques étaient manifestement non durables, et les coûts d’exploitation de la Chine ont augmenté depuis la mise en œuvre d’une nouvelle norme réglementant les émissions de polluants en octobre 2011. »
UN FOURNISSEUR UNIQUE
a Chine contrôle actuellement 98% de la production mondiale de TR, selon un rapport du Massachusetts Institute of Technology (MIT) intitulé « Evaluating Rare Earth Element Availability: A Case with Revolutionary Demand from Clean Technologies » publié en avril 2012 dans le magazine Environmental Science and Technology. Celui-ci souligne que des niveaux sensiblement plus faibles de concentration du marché se sont déjà avérés néfastes pour les entreprises industrielles mondiales dans le passé. « Ce n’est pas une question de pénurie, mais de nécessité », explique le Dr Frank Field, adjoint de recherche senior au MIT et l’un des auteurs du rapport. « Avoir une seule source d’approvisionnement est une erreur. Nous n’allons pas manquer de TR, mais nous sommes bien conscients de la situation. »
G. Hatch est du même avis. « Lorsque la Chine a cessé d’approvisionner le Japon en TR pendant quelques semaines en septembre 2010, les matériaux sont subitement devenus une arme géopolitique. Ensuite, on a assisté à une flambée des prix des matières premières sous-jacentes (déclenchée par l’annonce chinoise de restrictions et de quotas à l’exportation) avec des pics atteignant 3 000%. De nombreux utilisateurs finaux et gros fabricants d’équipement ont pris peur. Si le risque de rupture d’approvisionnement faute d’accès aux matériaux est faible, les conséquences, elles, sont graves. »
180 000 tones
La demande mondiale de TR devrait passer de 136 000 tonnes par an en 2010 à 185 000 tonnes d’ici 2015, selon le service de recherche du Congrès américain.
Don Bubar est PDG d’Avalon Rare Metals, propriétaire de l’un des plus gros gisements inexploités de TR situé dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada. Pour lui, les inquiétudes du secteur face à l’hégémonie chinoise sont compréhensibles.
« La Chine a consolidé ses droits de propriété et ses méthodes de traitement des TR, a réduit le nombre de sociétés actives et établit des exigences minimales de production », déclare-t-il. « Cela s’ajoute à ses efforts antérieurs d’imposer des taxes et des quotas à l’exportation, en éliminant les remboursements de TVA sur les exportations et en exigeant l’application de normes environnementales plus strictes. Le pays est en meilleure posture qu’en 2010 pour restreindre ses exportations et contrôler les prix. Les consommateurs hors de Chine doivent prendre garde. »
La Chine n’est pas le seul pays à jouir du statut de fournisseur unique de matières premières. Ainsi, la Russie contrôle la grande majorité de l’approvisionnement mondial en titane, un monopole qui fait moins d’inquiets… jusqu’ici.
« Certains sont préoccupés ; surtout les responsables politiques, les gouvernements et certains intervenants avisés du secteur », explique G. Hatch. « Si la chaîne logistique du titane avait été ébranlée par une flambée des prix semblable à celle qui a touché les TR, l’inquiétude aurait sans doute été la même. Mais tant qu’on peut faire appel aux fournisseurs et passer une commande qui arrive six semaines plus tard, il n’y a pas de problème. »
Le Dr Zhanheng soutient que les mesures chinoises sont raisonnables et responsables. Selon lui, un contrôle total de la production permet de mieux protéger l’environnement en réduisant la pollution et les dégâts écologiques. Le gouvernement chinois a également pris des mesures sévères à l’encontre des mines illégales, ce qui a entraîné une chute de l’approvisionnement. « Le Japon et d’autres pays développés avaient le droit de s’inquiéter au sujet de l’approvisionnement en TR en raison du monopole de la Chine », déclare C. Zhanheng. « Mais ces pays ont aussi bénéficié des TR grâce à l’exploitation minière illégale et la contrebande, ce qui signifie que le monopole de la production et les quotas à l’exportation étaient très inefficaces. »
Tim Harper, ancien ingénieur à l’Agence Spatiale Européenne et fondateur du cabinet d’analyse britannique Cientifica, joue un rôle consultatif pour le Forum économique mondial au sujet des technologies émergentes. Il souligne que l’échec de l’Occident à assurer un approvisionnement adéquat en TR est autant à blâmer que les décisions de la Chine.
« Les aspects commerciaux et politico-stratégiques font qu’on ne lutte pas à armes égales », affirme-t-il. « Si l’enjeu était purement commercial, on achèterait simplement des TR à la Chine. En Occident, d’un point de vue politique, les dirigeants ont l’habitude d’attendre que quelque chose se passe avant de trouver une technologie surgie du néant. Cette stratégie commence à nous desservir, car même si on peut compter sur les technologies pour résoudre de nombreux problèmes, leur élaboration demande du temps. »
DE NOUVELLES SOURCES DE PRODUCTION
Dès lors que l’on trouve des TR dans le monde entier, les pays qui craignent le monopole chinois pourraient remédier aux problèmes des fabricants en développant d’autres sources d’approvisionnement. L’étude de l’USCRS souligne que des sociétés comme Avalon Rare Metals et Great Western Minerals Group au Canada, ainsi que l’américain Molycorp, sont en mesure de fournir des TR à long terme, dont le lanthane, le cérium, le praséodyme, le néodyme et le samarium. Le site minier australien Mount Weld de Lynas Corporation a été mis en service en 2013. Les nouvelles mines mettront probablement dix ans à atteindre leur pleine capacité de production, toutefois l’étude de l’USCRS affirme qu’ « à long terme, les réserves mondiales et les ressources non découvertes sont suffisantes pour répondre à la demande ».
Molycorp et Lynas ont les moyens d’apaiser les craintes liées à l’approvisionnement en TR légères, comme le très recherché néodyme, mais pour pouvoir concurrencer la Chine, les projets doivent se concentrer sur les TR lourdes. « Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour encourager la collaboration entre le secteur et le milieu universitaire afin de mettre au point des solutions de chaînes logistiques complètes », déclare D. Bubar. « Les responsables politiques doivent promouvoir la coopération entre les gouvernements des pays consommateurs et les producteurs afin d’élaborer des stratégies coordonnées permettant
à l’industrie d’établir une chaîne d’approvisionnement complète sans la Chine. »
Le financement demeure le principal défi. « Il existe une multitude de gisements de TR dans le monde et ce sont les petites sociétés minières (ou juniors) qui sont les plus actives », explique D. Bubar. « Il s’agit d’une activité à haut risque mais très lucrative. C’est pourquoi les grosses compagnies minières tendent à s’intéresser aux matériaux plus simples comme le cuivre et le fer, laissant les petites entreprises se ruer sur les autres. Les TR sont uniques, et chaque gisement possède sa propre signature minérale. Cela ne ressemble pas à l’exploitation des mines d’or ou de cuivre, où on utilise la même méthode au Pérou ou dans le Nevada. Il faut concevoir une méthode d’ingénierie sur mesure pour extraire les minéraux, et ça peut prendre des années. Ceci peut demander US$1 milliard d’investissement pour une mine qui produit 5 000 tonnes de TR lourdes par an. C’est énorme. »
Cher ou pas, C. Zhanheng affirme que la Chine ne pourra pas éternellement satisfaire la demande mondiale. « La Chine sera peut-être incapable de répondre à la demande mondiale de TR », dit-il. « D’autres pays doivent développer leur propre production afin de mettre en place un système d’approvisionnement multiple, apaiser les craintes de pénurie et assurer un approvisionnement stable en accord avec l’économie et la politique mondiales. »
A LA RECHERCHE DE SUBSTITUTS
Si les fournisseurs s’emploient à mettre de nouvelles mines en service, la volatilité des prix et l’incertitude de l’offre ont incité certains utilisateurs finaux à chercher des substituts. Le constructeur automobile Ford, par exemple, a réduit de moitié la quantité de dysprosium utilisé dans ses deux nouveaux modèles automobiles hybrides, en adoptant des batteries lithium-ion et en éliminant le néodyme présents dans les anciens modèles au nickel-métal-hydrure.
Mais le succès de Ford n’est pas encore répliqué dans d’autres industries ou applications. « Des progrès importants sont mis en avant par la communauté de la science des matériaux, telles que les technologies moins dépendantes des aimants composés de TR », commente D. Bubar. « Cependant, la plupart sont encore au stade de tests en laboratoire ou de démonstration mais pas de production. »
La recherche de substituts et de mesures de recyclage se poursuit, avec de nombreux programmes et groupes de travail à travers le monde. Aux États-Unis, par exemple, le Critical Materials Institute est une initiative multidisciplinaire dirigée par les Laboratoires Ames et chargée de la question du traitement, de la fabrication, de la substitution, de l’utilisation efficace et du recyclage. Le réseau de recherche canadien sur les TR essaie quant à lui de réduire la duplication des travaux de recherche et d’optimiser l’innovation sur la récupération de TR. Réuni pour la première fois par l’Institut coréen de technologie industrielle en Corée du Sud en 2011, l’objectif premier de ce groupe international est de favoriser la collaboration entre les grands groupes de recherche dans le monde.
La ruée vers les substituts est compréhensible mais G. Hatch nous met en garde. « Si vous adoptez un modèle qui ne présente pas les avantages des aimants permanents et que les prix retombent – comme cela s’est déjà produit – ou que l’on découvre de nouvelles sources de néodyme ou de dysprosium, vous vous retrouverez en mauvaise posture », prévient-il.
T. Harper soutient néanmoins que les progrès technologiques promettent d’accélérer la recherche sur les substituts et de réduire ses coûts. « La technologie de simulation par ordinateur a remplacé les tubes à essai dans le monde de la science », explique-t-il. « On peut désormais réaliser de nombreux tests avec le silicium et comprendre comment les choses vont se comporter avant même de les fabriquer. Il suffit de miser sur les candidats les plus prometteurs, ce qui permet un énorme gain de productivité lorsque vous essayez de créer de nouveaux matériaux. »