Fusionner l'industrie et la société
par Pierre Musso, philosophe de la Renaissance de l'Industrie
Au fil des siècles, nous avons perdu la vraie signification du mot « industrie ». Nous l'avons associée à la « fabrication », mais en réalité elle représente une véritable vision du monde.
Prenons l'étymologie du mot « industrie ». En latin, le terme se compose de « in », qui désigne le souffle intérieur, le génie intérieur, projeté dans le monde, et de « struere », qui signifie « construire » : le cerveau et la main qui associe leurs forces. C'est l'art de transformer le monde, aussi bien l'industrie que la société.
C'est pourquoi chaque grande révolution technique ou industrielle a été précédée ou accompagnée d'une grande révolution au sein de la société, quel que soit le domaine (philosophique, artistique, politique ou religieux). Aujourd'hui encore, nous signons le début d'une nouvelle ère qui sera ponctuée de transformations majeures.
Les principaux acteurs de cette révolution sont ceux qui savent allier l'art, la science, la technologie et l'industrie pour nourrir leurs visions
de l'avenir et ce, à travers les questions qu'ils posent. C'est pourquoi le concept de Renaissance de l'Industrie est si important. Il place l'industrie au cœur de la société,
et non comme une strate de la société, et apporte des réponses aux questions importantes.
Bâtir un avenir meilleur
Le logiciel nous permet de créer un univers virtuel, afin d'avoir de la visibilité sur l'avenir et de choisir entre telle ou telle option. Il existe tellement de possibilités, dont tant restent inconnues, que nous faisons face à un dilemme. L'avenir sera-t-il positif ou négatif ? La machine remplacera-t-elle la moitié des employés ou améliorera-t-elle le monde du travail ?
Selon moi, les deux. Oui, il y aura des pertes d'emploi, mais les postes qui seront créés seront plus intéressants, plus créatifs. C'est pourquoi il faut investir massivement dans l'éducation et dans la formation pour favoriser la reconversion.
Prendre des décisions éclairées
Le concept de Renaissance de l'Industrie l'a parfaitement intégré. Il est nécessaire de placer l'éducation au cœur de l'entreprise et vice versa. Les plates-formes contribuent à cela, mais leur rôle est avant tout de nous aider à co-concevoir le monde.
Véritable terrain d'essai, le monde virtuel nous offre un nouvel horizon des possibles. Il nous permettra non seulement d'annuler ou de recommencer ce qui a été réalisé au cours des deux siècles précédents, mais également de bâtir ensemble des mondes à choix multiples. Il sera désormais possible de prendre des décisions dans le monde virtuel pour améliorer le monde réel.
PROFIL : Pierre Musso est professeur en sciences de l'information et de la communication à Télécom Paris et à l'Université Rennes 2, et conseiller scientifique et membre associé de l'Institut d'études avancées de Nantes. Il est particulièrement intéressé par la philosophie des réseaux et avance que les ingénieurs sont trop occupés par les détails de la technologie pour déterminer ce qu'un réseau devrait être, laissant les philosophes combler le vide. « Ainsi, le réseau technique devient-il la fin et le moyen pour penser et réaliser la transformation sociale, voire les révolutions de notre temps », écrit-il dans un article pour le magazine Humanité. « L'idéologie triomphante du réseau est une façon de faire l'économie des utopies de la transformation sociale, d'opérer un transfert au sens psychanalytique, du politique sur la technique. » Dans son livre La Religion industrielle, publié par les éditions Fayard en 2017, il s'interroge sur deux concepts clés : l'industrie et la société.
Révolutions numériques, renaissances et pouvoir du consommateur
par Neil Gershenfeld, innovateur de Fab Labs
Révolution industrielle, révolution de l'intelligence artificielle, révolution génomique,
révolution crypto, révolution de l'Internet des objets, révolution quantique ou révolution de la fabrication additive... Selon les chiffres utilisés, nous vivons actuellement une révolution différente, ou peut-être
toutes à la fois. Mais derrière ces nombreuses révolutions technologiques, se trouve un mouvement simple, mais non négligeable : une troisième révolution numérique, propre à la fabrication cette fois-ci.
La première révolution numérique a bouleversé la communication. Les appels téléphoniques analogiques se dégradaient avec la distance et en 1948, Claude Shannon a prouvé qu'en communiquant avec des symboles discrets plutôt qu'avec des signaux continus, des appareils non fiables pouvaient communiquer de manière fiable. Le numérique n'est pas défini par des zéros et des uns, il utilise des propriétés de mise à l'échelle. Claude Shannon a introduit ce que l'on appelle le théorème de l'entropie, qui démontre que la probabilité de décoder un symbole diminue en fonction des ressources physiques représentant le symbole de façon exponentielle, tant que le bruit est en dessous d'un seuil. Très peu d'exponentielles existent en ingénierie. Celle-ci est la plus importante et a conduit à la création des réseaux mondiaux.
La deuxième révolution numérique concerne le calcul. Les réponses des ordinateurs analogiques se dégradaient une fois un certain seuil atteint. John von Neumann a appliqué le travail de Claude Shannon à l'informatique, démontrant en 1952 comment des appareils peu fiables pouvaient fonctionner de manière fiable, à nouveau à travers un théorème d'entropie, ayant conduit à la création de supercalculateurs qui tiennent maintenant dans une poche.
Une troisième révolution numérique, dans la fabrication, semble avoir débuté à la même époque, lorsque le MIT a mis au point l'usinage assisté par ordinateur, en 1952. Contrairement à l'usinage à commande numérique d'origine, les imprimantes 3D de pointe d'aujourd'hui déposent de la matière au lieu d'en enlever, mais dans les deux cas, les informations numériques résident dans l'ordinateur de contrôle, et non dans les matériaux. Ce sont donc des processus fondamentalement analogiques. Cela a de nombreuses conséquences, notamment l'accumulation d'erreurs, la nécessité de recourir à des contrôles qualité externes, des volumes de travail limités et la difficulté à manipuler des matériaux aux propriétés différentes et à recycler les matières produites.
Fabrication digitale humaine
En réalité, tout a commencé il y a 4 milliards d'années, à l'ère de l'évolution des ribosomes, complexe moléculaire à l'origine de notre existence. Le code génétique ne se contente pas de vous décrire, il devient ce que vous êtes. La transcription de l'ADN en ARN, puis en acides aminés, en protéines et en machines moléculaires anticipe tout ce que Shannon et von Neumann nous ont enseigné. Le caractère fidèle et la complexité de la biologie moléculaire découlent de sa capacité à détecter et corriger les erreurs, de sa géométrie globale provenant de contraintes locales et de sa capacité à désassembler et réutiliser ses composants plutôt qu'à les éliminer.
La feuille de route des recherches de mon laboratoire sur la fabrication digitale développe cette perspective en digitalisant les conceptions et les matériaux, des systèmes organiques aux systèmes inorganiques. La progression se fait par étapes, des ordinateurs de commande de machines aux machines de fabrication, en passant par les assembleurs discrets et l'auto-assemblage. Bien que cette progression prenne plusieurs décennies, comme les précédentes révolutions numériques, les effets devraient être rapidement observables.
La fabrication digitale en est à présent à une période équivalente à celle des mini-ordinateurs. Aujourd'hui, les Fab Labs, tout comme les mini-ordinateurs à l'époque, remplissent une pièce entière, pèsent une tonne et coûtent environ cent mille dollars. Leurs capacités seront à l'avenir fusionnées en un seul processus, mais elles peuvent déjà être associées pour fabriquer des produits dans le cadre des chaînes d'approvisionnement mondiales actuelles.
Changer la société avec les Fab Labs
Ces dix dernières années, le nombre de Fab Labs a été multiplié par deux et équivaut aujourd'hui à plus d'un millier. Mon laboratoire s'est efforcé de déployer une série de Fab Labs dans des lieux clés, notamment au Rwanda, afin
d'aider à réduire la dépendance de l'économie aux importations ; au Bhoutan, qui cherche à baser son économie sur l'indice de bonheur national brut ; à Puerto Williams, au Chili, pour transformer la chaîne d'approvisionnement de la ville la plus au sud de la Terre ; et au Népal, pour l'aide humanitaire. Ces laboratoires sont utilisés pour mener des actions de sensibilisation et d'éducation, favoriser l'incubation et créer des infrastructures et du divertissement. Tous ces modèles d'entreprise soutiennent ces laboratoires, et, pour nombre d'entre eux, l'objectif du produit est de devenir réalité, bien plus que d'être vendu.
Renouer avec l'art et la science
La meilleure façon de comprendre ce qui suscite cet intérêt est de le voir comme la réparation d'une erreur commise pendant la Renaissance. C'est à ce moment-là que les arts libéraux ont émergé, comme une voie vers la libération personnelle. C'était le trivium et le quadrivium, la langue et la science. Tout le reste a été relégué au rang d'art servile, poursuivi simplement pour le gain commercial. Mais les moyens d'expression ont changé depuis la Renaissance. La conception 3D et la programmation des microcontrôleurs sont maintenant aussi expressives qu'un tableau ou un sonnet.
Donner aux consommateurs les moyens de devenir des créateurs offre une solution alternative à de nombreuses questions sensibles, notamment les droits de douane, les inégalités de revenus et la déréglementation de l'économie. Cette promesse a conduit le réseau des Fab Labs à créer de nouvelles organisations pour combler ce vide, notamment la Fab Foundation pour les capacités opérationnelles, la Fab Academy pour l'éducation distribuée et l'initiative Fab Cities pour l'autosuffisance urbaine. Ensemble, elles s'attaquent à la question ultime posée par l'arrivée de la troisième révolution numérique : comment vivrons-nous, apprendrons-nous, travaillerons-nous et jouerons-nous quand il sera possible de faire à peu près tout ce que nous voulons, où que nous soyons ?
PROFIL : Neil Gershenfeld est le directeur du Center for Bits and Atoms du MIT. Son laboratoire tente de faire tomber les barrières entre le monde virtuel et le monde réel, de l'informatique quantique innovante à la fabrication digitale en passant par l'Internet des objets. Il a été nommé parmi les « 50 leaders en science et technologie » par le magazine Scientific American, parmi le « Top 100 Public Intellectuals » par Prospect/Foreign Policy, et parmi les 40 Léonards modernes du Musée des sciences et de l'industrie de Chicago. Il a fondé un réseau mondial de plus de 1 000 Fab Labs, préside la Fab Foundation, dirige la Fab Academy et est reconnu comme le père intellectuel du Maker Movement.
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