Villes intelligentes

La digitalisation aide les villes en plein essor à rester vivables


1 July 2018

7 minutes

Antoine Picon est un ingénieur, architecte et historien français, auteur de 20 livres sur l'urbanisme et l'architecture. Il a enseigné à l'École Nationale des Ponts et Chaussées et à la Harvard Graduate School of Design, et a été désigné comme l'un des Mellon Senior Fellows 2014 du Centre canadien d'architecture (CCA). Compass l’a interpelé sur les défis inhérents à la croissance urbaine.

COMPASS : La population se concentre de plus en plus dans les villes. Quels défis cette tendance entraîne-t-elle et comment les urbanistes y font-ils face ?

ANTOINE PICON : Il s'agit en effet d'un changement substantiel qui, dans certaines régions du monde, gagne énormément en vitesse. Les villes jouent un rôle de plus en plus stratégique dans l'économie mondiale. Face à cette accélération, les outils d’urbanisme traditionnels traversent une sorte de crise. Les villes sont devenues si complexes, s'étendent et évoluent si rapidement que les solutions de planification traditionnelles ne répondent plus aux besoins des urbanistes. Le succès rencontré par les premières propositions de villes digitales et l'engouement mondial pour les villes intelligentes expliquent ce besoin de nouveaux outils de gestion pour les villes. Un autre point essentiel a trait à l'incertitude environnementale, liée au changement climatique et à la multiplication des événements extrêmes.

De nombreuses villes sont menacées. Les populations sont attirées par les côtes, et c'est surtout dans ces régions que les effets du changement climatique se feront sentir en premier. Un troisième point important est la concurrence accrue entre les villes, qui rivalisent les unes avec les autres pour attirer les talents, les entreprises et les capitaux. Cette tendance confirme les discussions sur l'économie de la connaissance, selon lesquelles la compétitivité d'une ville provient de sa capacité à attirer les cerveaux, c'est-à-dire à rassembler le monde universitaire, la recherche et les entreprises de pointe. De plus, au lieu d'utiliser le mot villes, nous devrions plutôt parler de métropoles urbaines, même si de nombreuses villes ont éprouvé des difficultés à abandonner le cadre municipal. De plus en plus de problèmes, notamment environnementaux, se posent au niveau régional.

Quel rôle la digitalisation a-t-elle joué dans l’évolution récente des villes ?

AP : Dans La ville territoire des cyborgs, j'ai expliqué de manière un peu provocatrice que le cyborg est à la ville contemporaine ce que l'homme idéal était à la ville ordinaire imaginée par Léonard de Vinci à la Renaissance. Laissez-moi vous expliquer.

Il y a des technologies, comme l'automobile, qui ont eu un impact direct sur la forme urbaine. Le numérique a quant à lui changé en profondeur la nature de l'expérience urbaine, mais pas encore sa forme. Aujourd'hui, toutes les villes sont vécues et utilisées en réalité augmentée : grâce à votre smartphone, vous êtes simultanément dans la rue et dans le monde numérique, comme une sorte de cyborg. Il s'agit d'un phénomène mondial qui modifie profondément nos modes de sociabilité, la façon dont la ville est utilisée et même la celle dont nous recherchons un restaurant.

Nous ne sommes plus les mêmes citadins que lors de la première révolution industrielle ou au milieu du XXe siècle. Aujourd'hui, il ne nous semble pas normal de ne pas savoir combien de minutes nous devrons attendre notre bus à Paris alors qu’il y a vingt ans, le bus arrivait « d'ici un certain temps ».

Quant à l'impact du numérique sur la forme urbaine, je pense que nous n'en sommes qu'au début du processus. Le numérique s'est immiscé partout, du lave-vaisselle à la voiture, des feux tricolores au Vélib’, mais il n'a pas encore modifié la forme des villes en profondeur. Il a en revanche révolutionné les modes de gestion des villes. Aujourd'hui, nous sommes capables de générer des quantités considérables de données, afin de suivre en temps réel certains aspects du métabolisme urbain, et de les recouper de manière beaucoup plus fine qu'auparavant. Cela ne signifie pas pour autant que tous les problèmes soient résolus.

En fait, il semble que la ville elle-même ne change pas beaucoup.

AP : Il ne faut pas oublier qu'une ville est plus qu'une réalité physique. Une ville se compose de millions d'expériences urbaines et de personnes qui y vivent. Le cadre construit historiquement peut être préservé, mais nous ne vivons plus dans le même Paris intra-muros qu'à une certaine époque. Les villes ont été en quelque sorte transfigurées par le numérique, c'est-à-dire qu'elles sont vécues, comprises et utilisées différemment.

Si j'ai eu l'idée d'écrire deux livres sur les villes intelligentes, c'est parce que j'ai constaté que le thème des villes intelligentes provenait principalement de l'industrie digitale, alors que les acteurs traditionnels de l'architecture et de l'urbanisme n’en ont fait qu’un très faible usage, notamment en France. J'ai expliqué que le mouvement des villes intelligentes aurait d'énormes conséquences sur l’aménagement urbain. Nous passons d'une ville traditionnelle de flux à une ville d'événements, de moments vécus.

La géolocalisation représente l'un des plus grands bouleversements dans la manière dont les hommes appréhendent l'espace. Il est assez amusant de voir à quel point tout le monde trouve cela tout à fait naturel. Le véritable changement n'est pas que l'on n'a plus à déplier une carte, mais que notre vie se déroule sur une carte. La planète est devenue une carte, un peu comme le célèbre texte de Jorge Luis Borges  [De la rigueur de la science], sur la carte de l’empire qui avait la taille de l'empire. C'est l'un des aspects les plus fascinants du monde numérique : il nous permet de zoomer et dézoomer en permanence, de la planète à notre jardin, et inversement.

Antoine Picon, auteur en urbanisme, historien et urbaniste (Image © CCA)

Il y a aussi de nombreux risques. Le premier est d'imaginer que la réalité est faite de la même manière, au risque de perdre les repères et l'échelle. Le monde de l'information est un monde qui n'a par nature aucune échelle, contrairement au monde physique traditionnel.

En quoi la digitalisation peut-elle intégrer les citoyens dans le futur des villes ?

AP : Nous disposons maintenant d’outils qui nous permettent de consulter les citoyens, de connaître leur opinion et de communiquer. C'est l'un des atouts du digital. Il reste cependant des problèmes. Tous les maires ou services techniques vous diront que cette facilité de communication peut s'avérer très perturbante !

Le problème, c'est que l'on peut faire beaucoup de bruit sur Internet sans être très nombreux dans le monde physique : un groupe bien organisé peut se mobiliser contre un projet sans être particulièrement représentatif. C'est un problème pour l'urbanisme, qui partait autrefois du principe que les gens devaient être représentés en fonction de leur nombre dans la réalité. Sur les sites collaboratifs, 10 % des auteurs sont à l'origine de 90 % des contributions. C'est le cas d’Open Street Maps, et c'était déjà le cas dans les premières communautés en ligne. Sur Internet, comme dans de nombreux autres domaines, très peu de personnes sont à l'origine de la majorité des contributions. L'un des enjeux majeurs des prochaines années sera de dépasser cette problématique. Nous aurons besoin d'une nouvelle éducation civique, repensée pour l'ère digitale.

Par ailleurs, la ville intelligente ne peut pas se réduire à une question de gestion technique car elle est avant tout une réalité politique. Les villes ne sont pas des usines ou des machines. Même si leur fonctionnement doit être optimisé, elles ne se limitent pas à une série de processus à déployer. Le sujet est bien plus complexe, et les villes ont besoin d'imagination, d'espoir et de rêves collectifs. Ce sont des lieux de tension et de conflit, et imaginer qu'elles puissent être gérées sans heurts est, à mon sens, prendre un très grand risque.

Comment voyez-vous l'avenir des plates-formes utilisées pour les échanges digitaux, la gestion des données et la compréhension des situations ? Sont-elles incontournables ?

AP : Je pense qu’il s’agit certainement de l'une des pistes les plus prometteuses à explorer aujourd'hui, et c'est la raison pour laquelle les projets de villes digitales se développent si rapidement. Nombre de chercheurs en sciences sociales pensent que nous sommes en train de passer d'une conception traditionnelle de l'infrastructure à une conception de plates-formes, et je partage plutôt ce sentiment. Grâce aux plates-formes digitales, il est possible de combiner des initiatives plus importantes, en quantité comme en qualité, plus nombreuses et dans des domaines plus variés.

Les infrastructures traditionnelles ont fonctionné sur la base d'une distinction très marquée entre les gestionnaires, les opérateurs et les utilisateurs. Les plates-formes autorisent sans aucun doute une plus grande flexibilité et la participation d'acteurs très différents. Elles ouvrent de nouvelles possibilités dans un monde où les rôles traditionnels semblent un peu trop limités. Elles permettent également d'associer les infrastructures traditionnelles et favorisent l'intermodalité. Enfin, elles intègrent des ressources extrêmement variées, ce qui fait aussi partie de leur force.

Les acteurs de ces plates-formes ne sont plus de simples utilisateurs. La relation peut prendre diverses formes. Tout n'est pas encore complètement clair, mais nous sommes dans une période de changement. Enfin, je m'intéresse à l'épistémologie des villes et des systèmes techniques, et je me dis que dans la transition actuelle, il se passe quelque chose de fondamental.

Le modèle de plate-forme qui facilite les échanges commence à devenir central, aussi bien en termes d'information que de mouvement physique. Alors, les réseaux sont-ils essentiels ?

AP : Les réseaux seront de toute façon gérés par des plates-formes ; c'est ainsi. Le système de transport d'une ville est intégré à une plate-forme, dans une certaine mesure.

Pour revenir à mon idée sur les flux, ce qui me frappe, c'est qu'avec Uber, au final, ils gèrent des occurrences, des rencontres entre un véhicule et un usager. Nous allons au-delà de la forme traditionnelle agrégée du flux, pour faire le lien avec les questions liées aux collisions entre les particules.

C'est aussi ce qui change la nature de notre représentation du réseau. Un réseau traditionnel gérait des flux. Aujourd'hui, nous gérons des occurrences, qui sont beaucoup plus atomisées ou individualisées, avec une granularité bien supérieure. Ce que les plates-formes permettent aussi, c'est d'augmenter considérablement la résolution d'une image, de zoomer. Et sur ce point, à mon avis, nous avons peut-être encore tendance à sous-estimer la révolution que cela représente. Mais là encore, une transformation très profonde est en marche.

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