Grâce aux technologies modernes, les coûts de transaction baissent considérablement. Cependant, ceux-ci sont à la base même de l’intégration verticale. La définition des entreprises intégrées verticalement est donc souvent remise en question. Cela redéfinit non seulement les entreprises mais des secteurs entiers de l’économie.
Toute chaîne de valeur comprend généralement différentes fonctions avec différentes économies d’échelle caractéristiques : importantes pour certaines fonctions, négligeables ou même négatives pour d’autres. Ces effets étant regroupés dans une même définition d’entreprise, ils ont tendance à s’équilibrer : les grandes entreprises peuvent profiter d’économies d’échelle dans leurs usines tandis que les petits concurrents préfèrent peut-être favoriser la proximité avec le client, tant sur le plan physique qu’émotionnel. C’est la raison pour laquelle, en moyenne sur la chaîne de valeur, nous constatons des rendements en légère croissance pour les entreprises dans leur ensemble. De plus, les opérations en proximité avec le client sont habituellement plus agiles et innovantes ; les grandes opérations avec économies d’échelle et procédures normalisées sont plus efficaces. En regroupant ces deux types d’activités, les entreprises réalisent un compromis entre innovation et efficacité ; un compromis qu’une organisation interne, même judicieuse, ne peut contourner.
LE LIEN LE PLUS FAIBLE
La pression incessante vers le bas qu’exerce la technologie sur les coûts de transaction altère les liens qui maintiennent les chaînes de valeur entre elles. De plus en plus, les entreprises peuvent et doivent abandonner les fonctions qui les désavantagent. La « déconstruction » en est le résultat : la rupture des chaînes de valeur et la redéfinition des activités.
Le phénomène de déconstruction des entreprises est appelé externalisation ou cession. Le phénomène de déconstruction dans ce cas est une rupture. Lors de la séparation d’une chaîne de valeur, chaque activité peut être menée à l’échelle qui lui correspond le mieux. Si une activité est à échelle importante (par exemple, la gestion d’un centre de données), elle peut être externalisée auprès d’un expert avec des économies d’échelle qui dépassent les espérances de la plupart des entreprises. D’où l’informatique dématérialisée, Amazon Web Services et Microsoft Azure.
A l’opposé du continuum se trouvent les activités sans économies d’échelle, voire même négatives. Libérées de la nécessité, imposée par les coûts de transaction, de faire partie d’une plus grande entreprise, ces activités peuvent désormais être menées par de très petites entreprises ou par des personnes physiques. Ces dernières se regroupent souvent dans de larges communautés connectées par un fournisseur de plateforme. Les membres peuvent être en concurrence ou collaborer. Tel un essaim, ils reproduisent massivement les initiatives des autres, effectuent des tentatives aveuglément et accumulent les succès. Leur comportement collectif est rarement efficace mais il démontre une extraordinaire capacité d’adaptation expérimentale et innovante.
LES COMMUNAUTÉS ÉMERGENTES
L’un des exemples les plus connus est l’émergence de communautés de développeurs des plateformes iPhone et Android. Ces développeurs sont souvent de petites entreprises ou des individus mais ils sont efficaces parce que les systèmes d’exploitation sur lesquels ils développent (et les services de distribution et de facturation nécessaires pour commercialiser une application) sont fournis par Apple ou Google. Le travail du développeur consiste simplement à inventer une application qui répond à un besoin.
Ils fournissent l’innovation ; Apple et Google fournissent l’échelle. Un autre type de communauté est composé de ceux que l’on appelle parfois « e-lancers », des personnes qui fournissent et acquièrent des services personnels et qui trouvent leurs clients sur des plateformes Internet telles qu’eBay, Etsy, Kickstarter, TaskRabbit, AirBnB et Uber. La société Uber, par exemple, bénéficie d’économies d’échelle bien plus importantes qu’une société classique de taxis en termes de déploiement de technologie, de marketing et d’exploitation de « l’effet de réseau » (le nombre de conducteurs locaux pouvant se connecter à un passager potentiel et vice-versa). Cependant, le conducteur est un entrepreneur individuel, libre de mener son activité de chauffeur selon son emploi du temps. Cette différence peut sembler mineure mais c’est Uber et non une société de taxis, qui automatise et normalise le covoiturage et finalement la copropriété des véhicules autonomes.
De leur côté, Wikipédia et Linux sont des exemples de communautés purement collaboratives : personne n’est « propriétaire » du produit et les contributeurs ne reçoivent aucune compensation financière. Ces communautés fonctionnent parce que l’objet collectif (l’encyclopédie ou le programme informatique) est extrêmement modulaire et permet à de nombreuses personnes de contribuer sans les caractéristiques de gestion dirigistes d’une entreprise. Cela ne signifie pas que ces communautés sont entièrement autonomes ; il existe une hiérarchie informelle de rédacteurs et d’éditeurs de code, finalement approuvés par l’autorité peu dominante des fondateurs, Jimmy Wales et Linus Torwalds. Au contraire, l’une des raisons pour lesquelles la communauté des développeurs de Bitcoin rencontre de sérieux problèmes est que son fondateur, « Satoshi Nakamoto », est un personnage pseudonyme qui s’est enfermé dans le mutisme il y a plusieurs années. Même les communautés collaboratives ont besoin d’une légère touche de direction traditionnelle.
Les communautés purement compétitives peuvent également se former dans le cadre de concours d’innovation. Par exemple, Allstate, une compagnie d’assurance basée aux États-Unis, a posé un problème actuariel : comment prédire les pertes liées aux blessures corporelles à partir des données des demandes d’assurance. Allstate a collaboré avec la plateforme d’innovation Kaggle, qui a organisé un concours. Des équipes d’universitaires, de chercheurs de l’industrie et d’amateurs ont participé. En 12 semaines, une solution a été proposée qui a multiplié par près de trois l’efficacité de la formule d’Allstate. Les gagnants ont reçu une somme d’argent et Allstate a obtenu la solution pour une fraction du coût du développement en interne.
Les communautés les plus importantes sont bien sûr les réseaux sociaux, qui peuvent être perçus comme des plateformes d’édition où les consommateurs sont également les journalistes. Les médias sociaux remplacent les médias conventionnels en captant l’attention des consommateurs. Sous réserve que leur utilisation commerciale des informations personnelles continue d’être acceptée, ils sont destinés à bouleverser les médias conventionnels en raison de leur capacité à envoyer des messages publicitaires convaincants et ciblés avec précision.
Dans tous ces exemples, les membres d’une communauté sont des individus ou de petites entreprises, les unités les plus petites de l’organisation économique. Mais la communauté elle-même peut être extrêmement large. Ceci est possible en raison du développement de plateformes Internet mondiales. C’est également possible parce que les communautés ne sont pas restreintes par la nécessité d’une coordination hiérarchique complexe et non-extensible, comme ce serait le cas pour les employés d’une entreprise. Une communauté est également avantagée par les « effets de réseau » : plus la communauté est grande, plus sa valeur est importante pour chaque membre. Ainsi, pour certaines tâches, les communautés à échelle mondiale sont non seulement efficaces mais elles sont aussi avantagées sur le plan économique par rapport aux organisations commerciales classiques.
RÉINVENTER L’ENTREPRISE
Les entreprises doivent donc examiner avec plus d’attention les activités pour lesquelles leur échelle est inutile voire défavorable. Elles doivent se demander si des personnes extérieures, notamment leur propres clients, peuvent contribuer, notamment sur des activités innovantes et personnalisées, de manière plus efficace que les équipes internes. La réponse correcte comprend souvent trois parties : l’utilisation d’une plateforme communautaire externe ou la création de sa propre plateforme, l’exposition des données et ressources afin qu’elles puissent être examinées et remaniées par d’autres, et l’externalisation de cette fonction.
Cette méthode est bien loin de l’éventail traditionnel des méthodes de gestion : la planification, les comptes, la normalisation et les motivations. L’entreprise du futur devra de plus en plus agir comme plateforme plutôt que comme acteur, comme curateur plutôt que comme gérant, comme animateur plutôt que comme directeur. Le défi consiste à abandonner les notions classiques de hiérarchie et de contrôle afin de tirer profit de l’enthousiasme et de l’imagination des autres. ◆