Au-delà de l’ido

L’Internet des Expériences révolutionnera le monde

Laura Wilber
21 October 2015

11 minutes

Les acteurs de l’Internet des Objets (IdO) privilégient les appareils intelligents individuels quand l’Internet des Expériences est plus ambitieux et s’intéresse au champ des possibles, issu de la communication des appareils intelligents entre eux pour créer des expériences. Se tailler une part de cet Internet des Expériences requiert un raisonnement stratégique plus approfondi mais les résultats promettent d’être à la hauteur.

En 2013, des employés municipaux de Melbourne, en Australie, ont doté d’un numéro d’identification et d’une adresse électronique chacun des 70 000 arbres de la ville. Ce programme Urban Forest Strategy avait pour objectif que les résidents utilisent ces adresses pour signaler des problèmes comme l’apparition de maladies ou de branches menaçantes sur les arbres. Mais les habitants ont été plus loin : ils ont adressé des milliers de messages aux arbres eux-mêmes pour exprimer leur admiration, partager leurs souvenirs, manifester leur gratitude ou s’excuser pour leur chien qui en fait son lieu d’aisance. Parfois, la municipalité répond à ces messages pour le compte des arbres. Un jour peut-être, ces arbres, équipés de capteurs connectés à un système de communication sans fil à bas cout, pourront parler d’eux-mêmes et partager une foule de données : température, humidité, taux de glucose et mesures de mouvement.

De telles données peuvent servir à préserver et protéger la santé des forets urbaines, qui jouent un rôle vital dans l’amélioration de la qualité de l’air et de l’eau, réduisent l’écoulement des eaux de pluie, abaissent la température du sol, limitent la consommation d’énergie et atténuent les émissions de gaz à effet de serre. Tel est le pouvoir de l’Internet des Objets (IdO), phénomène grâce auquel des milliards de choses du quotidien (les arbres, l’éclairage public, les places de stationnement, les feux de signalisation, les routes, le matériel hospitalier, les chaînes de production, les champs en culture, etc.) sont équipés de capteurs, de processeurs et de dispositifs de communication afin de partager de précieuses données via Internet. Au niveau le plus élémentaire, l’IdO offre un moyen abordable de comprendre et gérer des objets du monde réel à distance, tout en donnant à certains les capacités de se gérer eux-mêmes.

Source : Tata Consultancy Services

Toutefois, comme l’ont prouvé les habitants de Melbourne, une fois que les objets de l’IdO sont connectés et peuvent faire entendre leur voix, ils deviennent plus que de simples « objets ». Ils deviennent partie intégrante d’une expérience de vie façonnée par les interactions entre les individus, les lieux et les objets, entre les produits, la nature et la vie. Ils contribuent à ce qui nous attend au-delà de l’IdO : l’Internet des Expériences.

L’INTERNET DES EXPÉRIENCES

Si les acteurs de l’IdO privilégient généralement les « objets » – appareils intelligents individuels connectés à un réseau – l’Internet des Expériences vise plus haut et met l’accent sur les possibilités qu’offrent les appareils intelligents qui exploitent les capacités les uns des autres pour créer des expériences, sous forme de services innovants qui simplifient et améliorent la vie quotidienne comme, par exemple, permettre à une autoroute de signaler qu’elle a atteint sa capacité maximale, orientant le flot des automobilistes sur des voies secondaires.

De telles capacités, néanmoins, ne sont possibles que lorsque le fabricant d’un dispositif imagine, anticipe et simule comment exploiter le potentiel d’appareils conçus par d’autres pour améliorer l’expérience de l’utilisateur. L’utilisateur doit être la raison d’être de la solution, essence même de la notion d’économie de l’expérience. « Nous sommes passés d’une économie de produits purement fondée sur les transactions à une économie basée sur les biens, puis sur les services, et maintenant sur les expériences – des expériences fructueuses dans une économie axée sur l’utilité », déclare Albert Boswijk, coauteur de The Economy of Experiences, fondateur et directeur général de l’European Centre for the Experience and Transformation Economy. « La numérisation des produits et des services se met en place si rapidement que l’on peine à s’y retrouver. Mais rassurez-vous, cette transformation numérique va modifier les effets et l’étendue de l’expérience personnelle. » Dans ce contexte, explique-t-il, l’IdO est un moyen et non une fin en soi. « L’IdO permet la numérisation des expériences, et tout ce qui peut être numérisé peut être personnalisé. C’est essentiel, car chaque expérience est par définition personnelle. »

« RASSUREZ-VOUS, CETTE TRANSFORMATION NUMÉRIQUE VA MODIFIER LES EFFETS ET L’ÉTENDUE DE L’EXPÉRIENCE PERSONNELLE. »

ALBERT BOSWIJK
CO-AUTEUR DE THE ECONOMY OF EXPERIENCES, FONDATEUR ET DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’EUROPEAN CENTRE FOR THE EXPERIENCE AND TRANSFORMATION ECONOMY

Alors que des géants comme Amazon et Netflix tirent profit de la personnalisation grâce à la numérisation – par exemple, basée sur les achats précédents d’un client, Amazon lui suggère d’autres produits susceptibles de lui convenir –, le monde de l’IdO, truffé de capteurs, accroît considérablement les données comportementales et contextuelles disponibles pour façonner et proposer des expériences personnalisées. En laissant leurs appareils partager des données avec d’autres dispositifs sur le réseau (avec l’autorisation de l’utilisateur, bien entendu), les organisations qui souhaitent exploiter l’Internet des Expériences augmentent la valeur qu’elles offrent.

Prenons les appareils de santé et de bien-être personnels comme le Smart Body Analyzer de Withings (Issy-les- Moulineaux, France). Ce dispositif peut déterminer le poids d’un utilisateur, sa masse graisseuse, son indice de masse corporelle et son rythme cardiaque, ou encore mesurer la température d’une pièce et afficher la qualité de l’air, y compris les taux de dioxyde de carbone. Le Smart Body Analyzer peut partager ces données non seulement avec l’utilisateur et son application Withings sur smartphone, mais également avec d’autres applications utilisées pour gérer une perte de poids, suivre des progrès physiques, enregistrer des repas ou suivre l’évolution d’une grossesse ou de la fertilité. Il offre ainsi un suivi personnalisé, des conseils et un accompagnement pour aider l’utilisateur à atteindre ses objectifs personnels. Associez ces capacités à un réfrigérateur intelligent, et l’application de gestion du poids pourrait rappeler au grignoteur nocturne (avec un message affiché sur la porte du réfrigérateur lorsqu’il saisit la poignée) qu’il a atteint sa limite de calories journalières. Reliez ces deux fonctionnalités à un vélo intelligent, et un message pourra être envoyé pour proposer une pomme après 15 minutes de pédalage.

Nest, spécialiste de la domotique, met à jour ses logiciels à distance pour modifier le thermostat de ses clients afin qu’il déclenche une alerte fumée et monoxyde de carbone lorsqu’il est connecté à un détecteur de fumée Nest. (Image © Nest)

L’auteur et conférencier Joe Pine, spécialiste de l’expérience et à l’origine de l’expression « Experience Economy » avec son coauteur James Gilmore, voit dans cette personnalisation la possibilité de rapprocher les consommateurs d’un marché individualisé grâce à l’Internet des Expériences. « L’aspect clé de votre client, celui qui vous paie et que vous avez placé au centre de toutes vos préoccupations, est le terme “un” », déclare-t-il. « C’est le client individuel qu’il faut conquérir. Ce n’est pas un marché. Ce n’est pas un segment. Ce n’est pas une niche. C’est un individu, un client qui vit et qui respire. » Dans une économie de choix illimités, ajoute-t-il, « la relation individuelle que vous entretenez avec ce client est le seul avantage concurrentiel durable dont vous bénéficierez ».

PERSONNELLES ET ÉVOLUTIVES

Lorsque les entreprises de l’Internet des Expériences conçoivent un produit, elles pensent à ce que leur appareil peut offrir aujourd’hui, mais également à la manière dont il peut évoluer. Dans l’Internet des Expériences, les produits physiques conventionnels sont les simples « véhicules » des expériences en constante évolution. Cette transformation est déjà visible : un nombre croissant de produits neufs ou améliorés arrive virtuellement dans les foyers des consommateurs sous la forme de mises à jour logicielles d’appareils qu’ils possèdent déjà.

Lorsque DJI, fabricant de drones basé à Shenzhen, Chine, décide d’améliorer la sécurité de ses appareils en vol pour attirer de nouveaux utilisateurs, il ne conçoit pas un nouveau produit, mais sort une mise à jour logicielle qui permet d’ajouter de nouveaux modes de vol aux drones existants ou d’augmenter la résolution d’une caméra intégrée de 1920 x 1080 pixels d’un modèle, en 2704 x 1520 pixels. Withings adopte une démarche identique pour transformer son podomètre Pulse en Pulse Ox, une version améliorée qui mesure le taux d’oxygène dans le sang, propose une fonction de réveil automatique et fonctionne en six langues. De même, l’entreprise Nest (Palo Alto, Californie), spécialisée dans la domotique, a recours à des mises à jour logicielles pour sa troisième génération de thermostats intelligents. Grâce à l’intégration logicielle, ces thermostats peuvent désormais envoyer une alerte ou éteindre le système de chauffage si un détecteur de fumée Nest Protect détecte de la fumée ou du monoxyde de carbone.

Tesla a chargé des mises à jour logicielles sur ses voitures qui, entre autres, éliminent virtuellement les problèmes de stations de recharge hors zone, en dirigeant les conducteurs vers des bornes à proximité de leur itinéraire. (Image © ka-ching / Thinkstock)

Néanmoins, aucune entreprise ne maîtrise aussi bien l’art de transformer les produits et l’expérience par le biais de mises à jour logicielles que Tesla Motors (Palo Alto, Californie). Lorsque Tesla décide d’ajouter la fonctionnalité « crawl », permettant aux conducteurs de disposer d’un régulateur de vitesse lente dans les embouteillages, l’entreprise effectue une mise à jour logicielle par transmission sans fil OTA, qui introduit la fonctionnalité en une fois sur toute la flotte de voitures Tesla existante. Le freinage d’urgence automatique, les avertissements et le système de prévention de collisions latérales et frontales, la navigation basée sur le trafic, les conseils d’itinéraire et la fonctionnalité de démarrage à distance par smartphone sont autant d’exemples d’améliorations déjà apportées par cette méthode. Dans le cadre de sa prochaine grande mise à jour logicielle, Tesla prévoit d’ajouter la fonctionnalité « Autosteer », qui transforme essentiellement la berline Model S en voiture intelligente autonome, avec une fonction « Autopark » qui permet aux clients de faire venir leur voiture depuis sa place de stationnement grâce à leur smartphone. Comme l’entreprise l’a annoncé sur son blog, « la Model S se perfectionne pendant que vous dormez. Lorsque vous vous réveillez, une nouvelle fonctionnalité, une meilleure performance et une expérience utilisateur améliorée vous donnent l’impression de conduire une nouvelle voiture ».

INGÉNIERIE DES SYSTÈMES ET PENSÉE SYSTÉMIQUE

La stratégie de Tesla démontre que, bien appliquée, les offres et les activités complexes d’autrefois deviennent faciles, pratiques et simples au plan technologique grâce à l’Internet des Expériences. En coulisses, pourtant, la transformation de produits, services, logiciels, contenus, technologies et données en expérience dans un monde multidirectionnel et hyper-connecté de l’Internet des Expériences demeure un projet complexe.

Pensons, par exemple, au thermostat intelligent de Nest. Il crée une expérience en détectant le rythme quotidien des propriétaires, leurs préférences, et en s’adaptant automatiquement pour faire du foyer un lieu agréable et sur, sans aucune programmation nécessaire. Sous le boîtier, le thermostat est constitué d’un système complexe de capteurs, logiciel, processeurs, appareils de communication, sources d’énergie, boîtiers, câbles et écrans. Chaque élément produit par des ingénieurs de différentes disciplines doit être synchronisé avec les autres, ainsi qu’avec les professionnels du marketing et de la vente et les techniciens de l’assurance qualité afin de produire le comportement – l’expérience – qui séduira le client.

64 %

C’est la hausse moyenne des recettes 2014 enregistrée par les 8 % des leaders en tête du marché de l’IdO, contre 16 % pour le reste des entreprises ayant investi dans l’IdO, selon Tata Consultancy Services.

L’appareil en lui-même est complexe, mais il ne fonctionne pas en vase clos. Pour être d’une efficacité optimale, ces thermostats sont intégrés dans des systèmes domotiques plus vastes, produits ou non par Nest. Ils doivent donc non seulement fonctionner comme un système autonome composé de sous-systèmes complexes, mais également pouvoir opérer au sein d’un système de systèmes beaucoup plus étendu, d’un système domotique à un système de réseau électrique intelligent local, régional, national voire continental.

« Dans l’IdO, il faut garder à l’esprit que les objets communiquent entre eux », insiste J. Pine. « Un jour, j’éteindrai mon réveil le matin et il commandera à la maison de chauffer le rez-de-chaussée et de lancer la machine à café. Et la machine à café demandera à ma voiture de préchauffer parce que la température extérieure est basse. Les clients pourront se façonner un environnement complet pour une expérience de vie idéale. Les entreprises doivent penser à la manière dont leur expérience s’intègre dans ces expériences holistiques plus vastes. »

« LE FAIT QUE TOUT SOIT CONNECTÉ SIGNIFIE QU’IL NE SERA PLUS POSSIBLE DE TRAVAILLER EN SILOS. »

JOHN BLYLER
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION, « IoT EMBEDDED SYSTEMS »

Les stratégies pour faire face à de telles dépendances et complexités relèvent de l’ingénierie des systèmes, une approche collaborative et interdisciplinaire de la conception, de la réalisation et de la gestion de systèmes complexes qui interagissent pour créer un comportement qu’aucun élément individuel du système ne pourrait produire. « L’IdO est une question d’ubiquité de la connexion », déclare John Blyler, professeur assistant en ingénierie des systèmes à l’université d’État de Portland, et directeur de la rédaction de « IoT Embedded Systems », et co-auteur du livre à paraître Systems Engineering Management avec Benjamin Blanchard, professeur en ingénierie industrielle et des systèmes à l’Institut Polytechnique et l’université d’État de Virginie. « La connectivité va chevaucher les disciplines. Le fait que tout soit connecté signifie qu’il ne sera plus possible de travailler en silos. » L’enjeu prend encore davantage d’importance lorsque ces systèmes complexes deviennent partie intégrante du plus grand système jamais créé : un système à ultra-grande échelle appelé IdO, qui intégrera des appareils conçus par des centaines de milliers de fabricants, avec des approches et objectifs divergents, voire conflictuels. « Les méthodes d’ingénierie actuelles ont une longueur d’avance sur la science », observe Hillary Sillitto, membre de l’International Council on Systems Engineering (INCOSE) et auteur de l’ouvrage Architecting Systems: Concepts, Principles and Practice. « Nous construisons des systèmes que nous ne savons pas caractériser ou analyser, et dont on ne peut pas entièrement prédire le comportement. »

VIVANTES ET ÉVOLUTIVES

Tandis que les entreprises se perfectionnent dans l’art de maîtriser et faire disparaître la complexité – un élément crucial dans une expérience positive – le plus important, estime J. Pine, est « de garder le client au cœur de la réflexion et se rappeler qu’elles ne produisent pas des objets pour un IdO, mais qu’elles créent des expériences vivantes et évolutives au sein d’un Internet des Expériences. » De retour à Melbourne, l’orme au numéro d’identification 1022165 et le citoyen « F » tissent une relation qui honore cette distinction. Jadis, « F » serait simplement passé à côté de cet arbre. Mais aujourd’hui, « F » et l’arbre 1022165 sont connectés. Comme l’écrit « F », « nous n’avons pas grand-chose en commun, puisque tu es un arbre. Mais je suis content que nous soyons dans le même bateau. »

L’IdO EN CHIFFRES

Les analystes estiment qu’entre 6 et 14 milliards d’objets (à l’exclusion des smartphones, tablettes, ordinateurs et autres appareils similaires) sont déjà connectés à Internet ou à des réseaux privés. D’ici 2020, ils prévoient qu’entre 18 et 50 milliards d’objets seront connectés et que le marché mondial de l’IdO pourrait représenter entre US$300 et US$1 700 milliards – ou plus. Les objets intelligents et connectés remodèlent déjà les hôpitaux, les foyers, les bureaux, les usines, les champs, les réseaux de transport et les réseaux d’énergie dans le monde entier. Dans son rapport datant de 2015 intitulé « Internet of Things: The Complete Reimaginative Force », Tata Consultancy Services révèle que 79 % des 3 764 cadres interrogés utilisaient déjà des technologies de l’IdO pour suivre leurs clients, produits, lieux d’intervention et chaînes d’approvisionnement. Dans les unités opérationnelles impliquées dans leurs initiatives IdO, les entreprises interrogées ont annoncé une augmentation moyenne de leurs recettes de 16 % en 2014, tandis que celles que Tata considère comme ayant des « pratiques exemplaires » affichent une hausse moyenne de leurs revenus de 64 %. Qu’est-ce qui distingue les entreprises modèles des suiveurs ? Si l’étude a recensé sept caractéristiques, les dirigeants ont insisté sur le fait de placer le client et la valeur délivrée au cœur de leurs initiatives. D’après le rapport, les dirigeants qui adoptent l’IdO à un stade précoce « ont plus de chances de reconstruire leur entreprise du point de vue numérique et de produire une valeur substantielle pour leurs clients, et pas seulement pour eux-mêmes ».

En savoir plus :
http://bit.ly/melbournetree

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