Deux camions assez insolites roulent, l’un sur l’autoroute de l’état américain du Nevada et l’autre sur l’autobahn allemande près de Stuttgart. Bien qu’ils ressemblent à la plupart des semi-remorques à 18 roues que l’on a l’habitude de voir sur les routes aujourd’hui, ces camions sont conduits par un seul chauffeur : un système autonome assisté par ordinateur baptisé le « Highway Pilot » les conduit sans l’assistance de la personne dans la cabine.
La question des répercussions sur les futures perspectives d’emploi d’environ sept millions de chauffeurs routiers travaillant actuellement aux États-Unis et en Europe reste ouverte. Les véhicules sans chauffeur vont-ils causer la disparition de ces emplois, tout comme les opérateurs d’ascenseurs ont été remplacés par des boutons-poussoirs, les caissiers de banques par des guichets automatiques et les agents de voyage par des services de réservation en ligne ? Et qu’en est-il des autres emplois qui peuvent être remplacés par des algorithmes informatiques puissants, que ce soit pour les diagnostics médicaux ou la coordination automatisée de centrales électriques placées sur les toits ?
« Si votre travail est répétitif, s’il ne nécessite pas de réflexion créative, si vous pouvez le décrire comme étant un simple processus, il risque d’être remplacé par un bot ou un robot », dit Jacob Morgan, auteur de The Future of Work . « Il y a quelques craintes, et ça va arriver, donc les salariés doivent penser à se recycler par eux-mêmes. »
RÉVOLUTION INDUSTRIELLE 4.0
Depuis que la Révolution industrielle a progressivement remplacé les ouvriers par des machines à la fin du 18e siècle, la technologie a changé la nature du travail. Cependant, pour chaque perte d’emploi difficile, l’économie a généralement créé un ou plusieurs emplois nouveaux dans des secteurs plus technologiques. Les ouvriers remplacés ont dû se former à de nouveaux emplois, et il y avait encore du travail pour les personnes désirant acquérir de nouvelles compétences.
Aujourd’hui, cependant, en raison d’une convergence de technologies de pointe (l’intelligence artificielle, les robots, l’analyse automatisée des big data, l’Internet des objets, la nanotechnologie et l’impression 3D entre autres) de nombreux experts pensent que la société arrive à un point d’inflexion important qui pourrait changer le monde du travail si radicalement qu’il deviendrait virtuellement méconnaissable. Par exemple, dans un avenir relativement proche, il pourrait ne plus y avoir du tout de déplacement de marchandises, même avec des camions sans chauffeur. On pourrait produire ces biens chez soi avec des modèles 3D téléchargés produits sur des imprimantes 3D qui remplaceraient peut-être également les robots d’usine qui ont précédemment remplacé leurs homologues humains. Ou peut-être pas.
La question principale qui est en débat ici est de savoir dans quelle mesure les nouvelles réalités économiques vont suivre les traces des transitions économiques précédentes en créant autant d’emplois qu’elles en suppriment, ou si un avenir sans emploi nous menace, un monde dystopique dans lequel seul un petit groupe de personnes très instruites et formées prospèrera, et où le reste de la population active se morfondra dans les queues devant le bureau de chômage ou dans des emplois à temps partiel mal payés.
Beaucoup pensent que le modèle dystopique est le plus probable. Par exemple, une étude récente de responsables des ressources humaines de grandes sociétés multinationales dévoilée en 2016 au Forum économique mondial de Davos (WEF) en Suisse, prévoit, pour les cinq années à venir, 7,1 millions d’emplois perdus, dont deux tiers concernent des emplois de bureau et administratifs, qui seront éliminés par l’automatisation. Cette étude explique que nous allons connaître une quatrième révolution industrielle (la puissance de la vapeur, l’électricité et les ordinateurs en sont les trois premières), et prévoit que les progrès technologiques et la croissance économique ne vont créer que deux millions de nouveaux emplois, ce qui représente une perte nette de plus de cinq millions de postes en cinq ans. « Les personnes interrogées prévoient que la main d’œuvre mondiale connaîtra des pertes considérables d’emplois, les fonctions administratives et de bureau routinières risquant de disparaître complètement ». À l’inverse, l’informatique, les mathématiques, l’architecture et l’ingénierie vont connaître une forte croissance, d’après l’étude menée par le WEF, qui a questionné les responsables des ressources humaines de 371 des plus grandes sociétés du monde.
7.1 MILLION
Le nombre d’emplois censés être éliminés au cours des cinq prochaines années, selon un rapport dévoilé au Forum économique mondial de Davos (WEF), Suisse, en 2016. La croissance économique, rapporte le projet, va seulement créer deux millions de nouveaux emplois, ce qui représente une perte nette de plus de cinq millions d’emplois en cinq ans.
En 1987, Jerry Kaplan a fondé GO Corp, une entreprise pionnière d’ordinateurs tablettes et a plus tard étudié l’impact de la technologie sur la société.
« Les progrès dans la robotique, l’apprentissage machine et l’informatique amènent une nouvelle génération de systèmes qui rivalisent ou même dépassent les capacités humaines », dit Kaplan, auteur de Humans Need Not Apply: A Guide to Wealth and Work in the Age of Artificial Intelligence .« Il y a deux raisons : le taux d’innovation dans l’automatisation augmente et il y a eu des avancées significatives en intelligence artificielle ». Si la société va profiter de ces changements, « il se peut que nous ayons à subir une période prolongée de bouleversements sociaux. »
PROFESSIONNELS EN PÉRIL
Comme exemple du changement radical possible au cours des prochaines années, Kaplan cite les médecins, les pilotes de ligne, des professionnels auxquels personne ne pensent comme étant facilement remplaçables. Kaplan ajoute que les robots réalisent déjà certains types de chirurgies délicates, que les algorithmes diagnostiquent mieux de nombreuses maladies que les humains, pendant que l’automatisation à bord des avions a atteint des niveaux de sécurité supérieur à ceux des pilotes humains.
Martin Haegele, directeur des systèmes robotiques et d’assistance à la Fraunhofer Institute for Manufacturing, Engineering and Automation à Stuttgart, en Allemagne, prévoit que les robots dans le monde du travail deviendront plus intelligents et plus flexibles que les modèles actuels, qui se limitent aujourd’hui essentiellement à effectuer une tâche répétitive dans les usines. Ces robots travailleront en collaboration avec les humains, qui pourront les former en les guidant dans les tâches à réaliser, sans programmation aucune.
Les changements technologiques vont probablement mener à ce que l’auteur Morgan appelle « l’économie des travailleurs indépendants » et que d’autres appellent « l’uberisation ». Ce nom vient du service de voitures indépendant qui a soulevé une vague généralisée de manifestations de la part des chauffeurs de taxi dans plusieurs villes, et qui rappelle les protestations luddites du 19e siècle, quand les ouvriers anglais du textile ont été remplacés par des métiers à tisser automatisés. Selon Morgan, grâce aux innovations des smartphones et d’Internet, il est possible de travailler autant qu’on le veut, sans être limité par les contraintes imposées par un bureau. En conséquence, il prévoit que les entreprises remplaceront la moitié de leurs effectifs par des travailleurs indépendants dont les résultats pourront être contrôlés et récompensés.
LA VISION OPTIMISTE
Toutefois, tout le monde ne partage pas un point de vue pessimiste concernant l’avenir des emplois. Guy Michaels, un économiste de la London School of Economics a publié une étude en 2015 qui porte sur l’emploi dans 14 secteurs, principalement dans le secteur industriel où des robots ont été introduit. D’après lui, bien que les robots aient causé des pertes d’emploi, la création de nouveaux postes dans ces secteurs a équilibré les licenciements, bien qu’il soit impossible de dire si les personnes déplacées s’en sont mieux sorties ou pas économiquement. Les entreprises se situaient dans 17 pays différents.
Les progrès technologiques, dit Michaels, affectent les catégories professionnelles différemment. Par exemple, le secteur des technologies de l’information et de la communication, qui inclut le Web mobile, a tendance à avantager les personnes titulaires d’un diplôme d’études supérieures sans avoir de répercussions sérieuses sur les lycéens. Les pertes d’emploi significatives touchent plutôt les catégories intermédiaires : les personnes qui ont fait des études universitaires, mais qui n’ont pas de diplôme. Les robots, d’autre part, ont surtout remplacé les employés diplômés du lycée peu qualifiés.
Si certains économistes affirment qu’un ralentissement des innovations est probable, minimisant ainsi le risque de grands déplacements d’emplois, d’autres, comme les économistes Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee du Massachusetts Institute of Technology (MIT), avancent que la chute du prix des appareils numériques, couplée à une meilleure disponibilité de données analysables provenant de millions d’appareils intelligents et connectés, donnera un « rythme exponentiel » aux innovations, plus rapide que ce que l’humanité n’a jamais connu au cours des trois premières révolutions industrielles.
Ils remarquent, par exemple, qu’en 2004, les experts de l’ automobile ont exprimé leurs doutes sur des voitures sans pilote techniquement envisageable. Cependant une décennie plus tard, Google a combiné les technologies existantes, cartes satellites des routes, capteurs sur les voitures et puissance de calcul massive, pour créer un véhicule autonome qui fonctionne. En conséquence, en janvier 2016, General Motors a annoncé un investissement de 500 millions de dollars dans le service de partage de voitures Lyft et projette de créer une flotte de véhicules sans conducteurs. Au même moment, l’administration du président des États-Unis, Barack Obama, a annoncé qu’elle investirait quatre milliards de dollars sur une période de dix ans pour s’assurer que ces véhicules autonomes soient sécurisés lorsqu’ils arriveraient sur le marché.
L’ÉCONOMIE DE L’EFFICACITÉ
Brynjolfsson et McAfee remarquent que bien que l’économie globale des pays développés ait connu une croissance stable, celle-ci n’a pas touché de manière égale tous les travailleurs. Eastman Kodak, qui autrefois employait 150 000 personnes, a fait faillite, lorsque la demande relative pour les caméras vidéo s’est effondrée. Instagram, né de la révolution des caméras numériques, gère des milliards de photos numériques par an, mais n’emploie que quelques centaines de personnes.
Si l’on se projette dans l’avenir, les employés qui profiteront le plus des bénéfices de l’augmentation de la productivité numérique seront ceux qui ont reçu une formation technique. Personne ne sait combien de travailleurs déplacés seront en mesure d’acquérir ces compétences pour migrer dans ces emplois, ou qui va payer pour les former.
Malgré certaines prédictions alarmantes, la plupart des économistes sont d’accord sur le fait que l’on aura toujours besoin d’êtres humains pour concevoir, programmer ou superviser les robots et les autres formes d’automatisation. Même si le nombre d’emplois peu qualifiés décline, la demande relative aux travailleurs hautement qualifiés va probablement augmenter dans les années à venir. Ces emplois suffiront-ils à remplacer les emplois perdus à cause de l’automatisation ? Ceci est une question qui donnera lieu à de vifs débats pendant de nombreuses années.
« Je suis plutôt optimiste quant à l’avenir de ces emplois », a indiqué Ellyn Shook, directrice du leadership et responsable des ressources humaines du cabinet de consultants Accenture, dans un récent webcast sur l’avenir des emplois. « Il s’agit d’une rupture numérique et les humains sont au centre de cette transformation. Les comportements humains liés aux émotions et à la créativité ne sont pas remplaçables par des machines. »