Des humains virtuels


29 March 2021

8 minutes

Les modèles virtuels de cœurs, de cerveaux et de poumons humains ont progressé à tel point que les innovateurs en sciences de la vie estiment qu'il est désormais possible de passer à l'étape suivante : créer un jumeau virtuel de tout le corps humain.
Compass étudie la manière dont ce modèle virtuel pourrait donner lieu à une véritable renaissance en matière de soins cliniques.

Et si les médecins pouvaient analyser virtuellement la santé globale de leurs patients et simuler des traitements ou des interventions chirurgicales à l'aide de la même technologie avancée que celle utilisée par les ingénieurs automobiles pour tester les voitures avant leur construction ? Que se passerait-il si les dispositifs médicaux et les produits pharmaceutiques pouvaient être conçus et testés virtuellement en toute sécurité, pour une fraction du temps et du coût requis pour se conformer aux exigences de sécurité dans le monde réel ?

Tout cela pourrait devenir réalité, et plus tôt qu'on ne le pense, grâce aux avancées de la technologie de jumeaux virtuel, en appliquant les connaissances développées dans la fabrication aux défis de la vie organique. En effet, la création de jumeaux virtuels humains a déjà fait des progrès significatifs, avec, pour commencer, divers organes humains majeurs.

Au cœur du sujet

Le Projet Living Heart lancé en 2014, a notamment rassemblé des chercheurs en cardiologie, des éducateurs, des développeurs de dispositifs médicaux, des organismes de réglementation et des cardiologues en exercice, afin de développer un modèle numérique extrêmement précis et complet du cœur humain, et de l'utiliser pour améliorer les résultats des patients.

Le Dr. David Hoganson, docteur en médecine, assistant du département de chirurgie cardiaque et directeur du programme de visualisation 3D informatisée de l'Hôpital pour enfants de Boston, dans le Massachusetts, constate déjà les énormes avantages du projet. « Nous sommes en mesure de créer des modèles spécifiques à chaque patient, grâce à la segmentation d'images 3D réelles, obtenues à partir des scanners ou des IRM », explique-t-il. « Grâce à ces modèles, les médecins peuvent simuler le flux sanguin dans différentes conditions, notamment pendant l'anesthésie ou après la reprise de l'alimentation ou du sport. »

Un modèle 3D du cœur d'un enfant souffrant d'une communication interventriculaire a permis à ses parents de mieux comprendre l'intervention chirurgicale à venir. (Image © Hôpital pour enfants de Boston)

Les chirurgiens de l'Hôpital pour enfants de Boston ont également utilisé la technologie pour planifier virtuellement une opération, garantissant ainsi que l'approche appropriée était sélectionnée, avant la chirurgie réelle. « Et ce n'est pas tout : les modèles se révèlent incroyablement utiles pour éduquer les patients », déclare M. Hoganson. « Les dessins sur papier ne permettent pas de refléter la complexité des maladies cardiaques, mais nous les utilisions jusqu'à récemment pour expliquer aux familles l'état du patient et les gestes à entreprendre. C'est beaucoup plus facile avec un modèle 3D. Désormais, les parents peuvent même mettre des lunettes 3D et interagir avec les représentations holographiques du cœur de leur enfant.

Cristina Pop, assistante en recherche clinique à l'université McGill de Montréal, utilise le modèle Living Heart pour comprendre l'impact de la COVID-19 sur les personnes souffrant d'affections cardiaques.

« La COVID-19 entraîne un risque plus élevé de complications cardiovasculaires sévères, notamment d'arythmie et d'insuffisance cardiaque », explique Mme Pop. « En outre, les personnes atteintes de maladies cardiovasculaires sont plus exposées à des risques de formes graves et de décès dus à la COVID-19. Pour comprendre l'évolution de la maladie et identifier les patients présentant un risque plus élevé de complication cardiaque, nous avons modélisé un certain nombre de patients présentant des pathologies sous-jacentes. L'avantage de la modélisation 3D est qu'elle peut être réalisée de manière non invasive, avec une grande précision. Nous avons pu simuler, avec une précision acceptable, la progression de l'insuffisance cardiaque, et obtenir un meilleur aperçu de l'état cardiaque des patients.

« Nous sommes en mesure de créer des modèles spécifiques à chaque patient, grâce à la segmentation d'images 3D réelles obtenues à partir des scanners ou des IRM »

Dr. David Hoganson, hôpital pour enfants de Boston

La société belge de technologie de santé numérique FEops, quant à elle, a développé une plate-forme de planification préopératoire basée sur un jumeau numérique pour les interventions cardiaques structurelles.

« Les médecins s'appuient traditionnellement sur l'imagerie médicale pour prendre des décisions sur l'emplacement des implants et leur taille », explique Matthieu De Beule, PDG de FEops. « Ce processus est inefficace et nécessite une planification préopératoire fastidieuse, et, en conséquence, la taille et la position de l'implant peuvent ne pas être optimaux. Il existe donc un risque de complication important en cas de problème. Notre solution, qui repose sur des représentations virtuelles de chaque patient, permet de bénéficier d'une précision beaucoup plus importante et a le potentiel de réduire à la fois la planification préopératoire et la durée des interventions. »

La plate-forme de planification préopératoire FEops pour les interventions cardiaques structurelles est basée sur un jumeau virtuel. (Vidéo © FEops)

Un avenir prometteur

Le Projet Living Heart a démontré la puissance du jumeau virtuel pour combiner et appliquer des expériences pluridisciplinaires, et a ouvert la voie à la création d'autres organes et systèmes du corps humain, à commencer par le cerveau, puis les poumons.

La modélisation réussie du cerveau a facilité le travail de BrainSightAI, une société de technologie basée en Inde.

« L'utilisation de représentations virtuelles de chaque patient permet de bénéficier d'une précision beaucoup plus importante et a le potentiel de réduire à la fois la planification préopératoire et la durée des interventions. »

Matthieu De Beule, PDG, FEops

« Une personne sur six souffre d'une maladie cérébrale dans le monde, avec un coût estimé à 16,3 billions de dollars d'ici 2030 », affirme Laina Emmanuel, PDG et cofondatrice de BrainSightAI. « Ce coût est supérieur à celui du cancer et même des maladies respiratoires chroniques. Les maladies cérébrales ressemblent souvent à une course contre le temps, et les taux d'hospitalisation à long terme sont élevés. »

Cependant, les modèles de cerveaux virtuels offrent des possibilités considérables, ajoute Mme Emmanuel. « À l'aide d'examens IRM à l'état de repos, nous pouvons concevoir, étalonner et valider des modèles de cerveaux pour explorer les interactions entre les facteurs structurels et fonctionnels des maladies cérébrales. Cette technique est non invasive, et donc particulièrement indiquée avec les patients non coopératifs tels que les patients dans le coma. Associée à l'intelligence artificielle, cette technique nous permet de créer un nouveau paradigme pour le diagnostic et le traitement. »

Mona Eskandari, professeure adjointe en ingénierie mécanique au BREATHE Center de l'université de Californie à Riverside, voit un énorme potentiel dans la création de modèles virtuels du poumon humain.
 
« La COVID-19 a révélé la fragilité de la mécanique pulmonaire, mais bien avant cela, les maladies pulmonaires étaient une cause majeure de morbidité et de mortalité dans le monde entier », affirme Mme Eskandari. « Les diagnostics d'affections pulmonaires font souvent l'objet d'erreurs, alors que la prévention et l'intervention précoces sont essentielles pour améliorer les résultats des patients. De plus, les maladies pulmonaires coûtent des milliards, rien qu'aux États-Unis.

Selon Mme Eskandari, s'appuyer sur le projet Living Heart pour reproduire les poumons humains pourrait sauver des vies et réduire considérablement ces coûts.

« En émulant le projet Living Heart pour nous concentrer sur les poumons, nous pouvons, par exemple, comprendre où les particules provenant des inhalateurs atterrissent. Nous pouvons comprendre les pressions exercées sur les poumons par les ventilateurs, ce qui nous aide à élaborer des stratégies de ventilation optimales, informées par la mécanique tissulaire. Et comme nous l'ont montré nos récentes enquêtes, nous pouvons également comprendre le comportement évolutif en continu d'un poumon et comparer des mesures locales à la mécanique globale.

Vers l'humain virtuel

Des progrès considérables ont également été réalisés en utilisant des jumeaux virtuels pour modéliser d'autres parties du corps, notamment les reins, les pieds, la peau, les cellules et le tube digestif. Les chercheurs espèrent que, au fil du temps, ces modèles pourraient être combinés pour créer un corps humain virtuel complet. Ils espèrent également pouvoir utiliser des modèles de cohorte, une approche qui implique de suivre une sélection de patients présentant une caractéristique commune sur une période donnée, définis au niveau de la population. Associés à l'apprentissage machine, ces modèles pourraient aider à élaborer de nouvelles approches et permettre aux patients d'obtenir le meilleur traitement disponible pour leurs caractéristiques génétiques spécifiques.

Les essais cliniques virtuels portant sur la conception de nouveaux dispositifs médicaux ne constituent qu'une seule des applications possibles avec un tel « système de systèmes ». La FDA (Food and Drug Administration) américaine travaille depuis plus d'un an à un projet devant s'étendre sur cinq ans qui aboutira à un essai clinique in silico utilisant le modèle Living Heart pour créer un groupe de patients virtuels.

« L'objectif est de définir une nouvelle méthode plus efficace pour obtenir l'autorisation réglementaire, tout en réduisant les tests sur les animaux et les humains », explique M. Hoganson, de l'Hôpital pour enfants de Boston. « Ce projet pourrait réduire les tests chez l'homme, de plusieurs années à quelques jours. Le travail mené jusqu'à présent a été considérable et nous sommes très enthousiastes quant à ce qu'il réserve à l'avenir. »

Une reconstruction cardiovasculaire en 3D (Image © Hôpital pour enfants de Boston)

Nous avons ainsi créé un nouveau processus numérique, plus efficace et moins coûteux, sans sacrifier la rigueur, la fiabilité, la sécurité et l'efficacité des dispositifs médicaux, alors que les processus actuels, qui impliquent de recruter, sélectionner et retenir les patients sur une longue période, entraînent une gestion et une surveillance fastidieuses, et, souvent, des retards et des coûts qui peuvent freiner l'accès des patients aux nouveaux traitements.

« La modélisation et la simulation peuvent fournir des informations pour concevoir les essais cliniques, étayer les preuves d'efficacité, identifier les patients les plus pertinents à intégrer dans les essais, et évaluer la sécurité des produits, explique Tina Morrison, directrice adjointe de la division Applied Mechanics, Office of Science and Engineering Labs, Centre for Devices and Radiological Health, FDA, dans un communiqué de presse. « Dans certains cas, il a déjà été démontré que ces essais in silico produisaient des résultats similaires à ceux des essais cliniques humains. »

Et ce n'est qu'un début. Les experts pensent que ces projets illustrent parfaitement la puissance de transformation du jumeau virtuel dans le domaine de la santé. La question n'est plus de savoir « si » il est possible de créer des modèles humains physiologiques virtuels et réalistes, mais « comment » et « quand ».

La puissance de transformation du numérique

L'objectif ultime ? Donner une nouvelle dimension aux soins cliniques.

« L'idée, derrière la création d'un jumeau virtuel humain, est de faire progresser la médecine personnalisée », déclare Natacha De Paola, professeure de génie biomédical au Digital Medical Engineering & Technology Research and Education Center de l'Illinois Tech.

La logique est claire : Les méthodes actuelles d'analyse de la santé des patients et de planification des meilleurs traitements et interventions chirurgicales sont longues, sources d'erreurs et coûteuses. Elles impliquent souvent plusieurs spécialistes et techniciens dans de nombreux domaines, pour planifier, exécuter et gérer les soins. Dans la plupart des cas, ces experts ont une image incomplète de la situation du patient. En réunissant toutes ces parties prenantes et les composants clés grâce à un humain virtuel, les silos tombent et la vraie collaboration peut commencer.

« Nous nous dirigeons vers un système de santé entièrement numérique, dans lequel le jumeau virtuel complétera les dossiers médicaux électroniques et servira de guide pour un traitement précis et individuel », affirme Mme De Paola. « Pour cela, nous devons continuer à rassembler les différentes communautés de recherche, les entreprises de développement de dispositifs médicaux et de médicaments, les équipes de soins cliniques et les citoyens. Nous avons besoin d'une main-d'œuvre qualifiée et agile, et de systèmes évolutifs, multidimensionnels et multifonctionnels.

Bien que l'objectif soit ambitieux, voire intimidant, Mme De Paola est convaincue que la profession médicale est suffisamment déterminée pour y parvenir.

« 2020 a été une année de transformation, avec des avancées spectaculaires », affirme-t-elle. « Le projet Living Heart a ouvert la voie au Living Lung et au Living Brain, mais également à des modèles de nombreux éléments de la physiologie humaine, et ce n'est qu'un début. La prochaine étape sera l'humain numérique. »

Découvrez le potentiel des jumeaux virtuels humains

Selon Patrick Johnson, de Dassault Systèmes, les jumeaux virtuels humains donneront naissance à l'ère de la médecine personnalisée. Découvrez son témoignage.

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